XVIII

Baise m'encor, rebaise moy et baise :
Donne m'en un de tes plus savoureus,
Donne m'en un de tes plus amoureus :
Je t'en rendray quatre plus chaus que braise.

Las, te pleins tu ? ça que ce mal j'apaise,
En t'en donnant dix autres doucereus.
Ainsi meslans nos baisers tant heureus
Jouissons nous l'un de I'autre à notre aise.

Lors double vie à chacun en suivra.
Chacun en soy et son ami vivra.
Permets m'Amour penser quelque folie :

Tousjours suis mal, vivant discrettement,
Et ne me puis donner contentement,
Si hors de moy ne fay quelque saillie.

 

18

Embrasse-moi, embrasse-moi encore et encore :
donne m'en un de tes plus savoureux,
Donne m'en un de tes plus amoureux  :
je t'en rendrai quatre plus chauds que braise.

Las, te plains-tu ? Viens, que j'apaise ce mal
en t'en donnant dix autres encore plus doux.
Ainsi mêlant nos baisers si heureux
jouissons l'un de I'autre à notre aise.

Alors chacun de nous aura une double vie.
chacun vivra en soi et en son ami.
Laisse-moi, Amour, imaginer quelque folie :

je suis toujours mal, car je vis repliée sur moi,
et je ne puis trouver de satisfaction
sans me ruer hors de moi-même.

 

Ce poème est le second de la page 120 (numérotée par erreur 110) des Oeuvres de 1555.

Versification
  • abba-abba-ccd-eed
  • Décasyllabes
  • Rimes masculines : b, c
  • Rimes riches : c, e
  • Vers 2-3 presque holorimes
La contradiction parfois relevée entre la sensualité des quatrains et le platonisme des tercets n'est qu'apparente : l'âme et le corps de Louise ne font qu'un.

Comment ne pas entendre ici l'écho du poème V de Catulle ?
Vivons, ma Lesbie, pour nous aimer,
Et moquons-nous des vains murmures
Des tristes vieillards.
Les soleils peuvent s'éteindre et se rallumer ;
Pour nous, lorsque s'est éteinte la brève lumière,
Il nous faut dormir une nuit éternelle.
Donne-moi mille baisers, puis cent,
Puis mille autres, puis encore cent,
Puis mille autres, puis cent.
Alors, après que nous aurons donné des milliers de baisers,
Brouillons-en le compte, au point de ne plus savoir,
Et que ce compte impossible pour nous comme pour eux
Nous mette hors d'atteinte des jaloux.
Mais on peut penser également au Cantique des Cantiques : « Qu'il me baise des baisers de sa bouche ! » (I, 2)


Vers 1 : Contrairement à ce qui est dit dans nombre d'éditions, le verbe « baiser » peut avoir le sens de « faire l'amour » dans la langue du XVIe siècle. Mais ici il désigne moins l'étreinte amoureuse que le baiser, avec un jeu de mots sous-jacent entre le nom de plume de Louise, Labé, et le latin « labia », lèvre. Le titre d'un poème latin d'hommage à la Belle Cordière fait affleurer ce jeu de mots : « De Aloysæ Labææ osculis » (Les Baisers de Louise Labé). Pour la thématique des lèvres, voir les sonnets VI et XIII.

Vers 4 & 6 : « Quatre » (au quatrième vers), plus « dix », cela fait quatorze baisers, soit exatement le nombre de vers d'un sonnet ; aimer et écrire sont équivalents ; « le plus grand plaisir qui soit apres amour, c'est d'en parler », disait Apollon dans le Débat de Folie et d'Amour.

Vers 12 : « Discrettement » peut se traduire aussi par « avec retenue ».

Vers 14  : Puisque les amants ne font qu'un, l'une ne peut se séparer de l'autre qu'en se séparant d'elle-même. On retrouve ici le thème pétrarquiste de l'amour qui a pouvoir d'« étranger » (rendre étranger à soi ; faire sortir de soi. Voir aussi le sonnet XVII.). Mais Louise détourne cette idée, puisque, alors que chez Pétrarque l'âme amoureuse ne vit qu'en l'autre, chez elle, chacun vit en l'aimé ET en soi (vers 10). Comme souvent, elle ne récuse pas totalement les thèmes pétrarquistes, mais elle joue avec, passant souvent à la limite d'autre chose, qui est l'expression pure de la passion.

Vers 14  : La « saillie » est la sortie. Mais le mot présente deux autres sens à la Renaissance : dans le contexte militaire, « faire saillie », c'est effectuer une sortie très violente pour briser un encerclement ; de plus le sens d'accouplement animal est déjà attesté, mais guère pertinent ici.