Étienne Jodelle (1532-1573)

 

On cherche trois hommes dans la vie de Louise Labé :

  1. le vieux poète romain (Marot ? Alamanni ?)
  2. l'homme de guerre (Henri II ? Un gentilhomme de sa suite ?)
  3. l'amant des années 1550, qui inspire les poèmes (Magny ? Pontus ? Du Bellay ?)
en confondant parfois les deux derniers, à tort ou à raison. C'est au troisième que nous nous intéresserons dans cette page, en nous demandant « pourquoi pas Jodelle ? »

La plus grande partie de l'oeuvre foisonnante et de la vie frénétique du poète parisien nous échappe. En quelques mots :

  1. il fut poète français (considéré comme l'égal de Ronsard) et latin, dramaturge, metteur en scène, orateur, peintre, sculpteur, architecte, musicien, « vaillant et adextre aux armes dont il faisoit profession » (Charles de la Mothe) ;
  2. il écrivit l'une des premières comédies humanistes (L'Eugène, 1552) et la première tragédie française (Cléopatre captive, 1553) ;
  3. membre de la Pléiade, il prit souvent des positions adversaires de celles de Ronsard ou du Bellay ;
  4. violemment protestant dans sa jeunesse, au cours de laquelle il séjourna à Genève, il fit en 1572 l'apologie de la Saint-Barthélémy ;
  5. il fut condamné à mort en 1564 sans que l'on sache par qui ni pourquoi, et sans que ce jugement laisse la moindre trace dans sa vie ou dans les textes ;
  6. son âme et son existence dévorées en même temps par une ambition extrême et par la maladie, ne rencontrèrent qu'« accoutumé désastre », lequel s'exprima souvent en un mysticisme noir ;
  7. baroque sous bien des aspects, il fut mis au rang des plus grands poètes français par Agrippa d'Aubigné.

Pourquoi faire de lui l'amant de Louise, alors que rien dans sa biographie n'évoque la belle Cordière ?

  • Son biographe, Eneas Balma, situe son/un de ses passage(s) à Lyon en 1551-1552, à l'époque où Louise commence à écrire les sonnets ; son ami Guéroult parle, à propos de son départ de Lyon, de « douleur », « tristesse », « malheur », « détresse ».
  • il se rendit, comme le montrent un de ses sonnets et de nombreux traits de son oeuvre, en Italie, comme l'amant que chante Louise dans les élégies ;
  • il chante, parmi ses nombreuses inspiratrices/maîtresses, un poétesse qu'il nomme Délie, ce qui évoque Lyon mais ne saurait désigner Pernette du Guillet, morte alors qu'il n'avait que douze ans ; de plus il vante les vers de cette « Délie », meilleurs que les siens, dit-il, et la compare à Sapho, souvent évoquée à propos de Louise Labé ;
  • dans le sonnet X, Louise qualifie le chef de son amant de « couronné », en mettant en valeur l'adjectif par un rejet ; or le mot « couronne », se dit en grec stefanos. Et Stéphane est une autre forme d'Étienne (c'est pour cette raison que les habitants de Saint-Étienne sont des Stéphanois). Ce type de jeu de mots cryptique était courant dans la poésie de l'époque.

Nous ne sommes bien sûr nullement convaincus que Jodelle fut l'amant de Louise. Alors pourquoi cette page ?

  1. Parce qu'après tout « pourquoi pas Jodelle » ?
  2. Pour moquer un peu ceux qui voient Marot ou Magny partout et ne rencontrent parfois Louise nulle part.
  3. Pour bien marquer qu'en dehors de sa poésie, la légende de Louise compte plus que sa vie, dont l'essentiel sans doute à tout jamais nous échappe.
  4. Comme un prétexte pour donner à lire les magnifiques vers du trop méconnu Jodelle.

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Jodelle

Que ces monts de Fourviere et de la Citadelle
Me représentent bien un lieu trop éminent
Ou sans yeux, sans esprit, sans aucun jugement
Je suis enflammé d'une ardeur immortelle.

Mon indiscrétion aux François naturelle
M'avanture en ce lieu où je puis seulement
Espérer un desdain , un mescontentement
Trop indigne loyer d'une amitié fidelle.

Faute de jugement, faute d'expérience
M'ont fait voir de trop pres un soleil de la France
Que veux-je moins de veüe, ou bien plus de pouvoir

Non je ne deulx point d'avoir eu tant de veüe :
Je me plains que ma foy soit si mal reconnüe
Et qu'un respect arreste un si ferme vouloir.

Ce poème d'amour fut écrit à par Jodelle lors d'un séjour à Lyon.

Passant dernièrement des Alpes au travers
(J'entens ces Alpes haults, dont les roches cornues
Paroissent en hauteur outrepasser les nues)
Lors qu'ils estoient encor' de neige tous couvers,

J'apperçeus deux effects estrangement divers,
Et choses que je croy jamais n'estre avenues
Ailleurs : car par le feu les neiges sont fondues,
Le chaud chasse le froit par tout cet univers.

Autre preuve j'en fis que je n'eusse peu croire :
La neige dans le feu son element contraire,
Et moy dedans le froit de la neige brusler,

Sans que la neige en fust nullement consommee :
Puis tout en un instant cette flamme allumee
M'environnoit de feu et me faisoit geler.

Sapphon la docte Grecque, à qui Phaon vint plaire
Chantant ses feus, de Muse acquesta le surnom :
Corinne vraye ou faulse aux vers a pris renom,
Dont le Romain Ovide a voulu la pourtraire.

Petrarque Italien, pour un Phebus se faire,
De l'immortel laurier alla choisir le nom :
Nostre Ronsard François ne tasche aussi sinon
Par l'amour de Cassandre un Phebus contrefaire.

Si tu daignes m'aimer, Delie, si tu veux
Chanter ta flamme ainsi que docte tu le peux :
Si je chante, Delie, un prix nous pourrons prendre,

En hautesse d'amour, en ardeur, et en art,
Sur Sapphon, sur Ovide, et Petrarque, et Ronsard,
Sur Phaon, et Corinne, et sur Laure, et Cassandre.

Par quel sort, par quel art pourrois-je à ton coeur rendre
Ceste vive, gentille et vertueuse ardeur,
Au moins s'il peut vers moy s'engourdir de froideur,
Qui vient pour moy soudain de soy-mesme s'éprendre ?

Et quoy ? la pourrois tu comme au paravant prendre
Pour fatale rencontre, et parlant en rondeur
D'esprit, comme je croy la juger pour grand heur,
Qui plus à ton esprit contentement engendre ?

Tel que je m'en sentois, indigne je m'en sens,
Mais de ta foy ma foy s'accroist avec le tems.
Quel moyen donc ? Si c'est par grandeurs, je le quitte :

Si par armes et gloire, au haut coeur nos malheurs
S'opposent : si par vers tu as des vers meilleurs :
Ton hault jugement peut sauver seul mon mérite.