L'enjeu autobiographiqueComment et pourquoi se raconter ?Deux types d'événements sont difficiles à raconter. Ceux qui sont quotidiens, parce qu'ils présentent peu d'intérêt, et ceux qui sont extrêmes, parce qu'ils sont peu crédibles, ou que personne ne souhaite les écouter. Les survivants d'Auschwitz ont eu bien de la peine à se faire entendre, et ceux qui sont revenus de la guerre de 1914-1918 ont été dans le même cas. Pourtant les récits de cette période abondent, et les écrivains qui ont participé à la Grande Guerre ont tous raconté leur passage dans les tranchées. Les méthodes de récit divergent, c'est la première chose que nous pourrons constater ; mais surtout on se demandera quel est l'enjeu de ces récits, pourquoi ceux qui ont vécu ont pris la peine de rappeler cette expérience traumatisante.
1. Comment raconter l'extrême.Les solutions adoptées par les différents auteurs sont diverses. La première qui vient à l'esprit est le récit pur et simple de ce qui s'est passé. Un exemple est le passage du bombardement dans Les Croix de bois de Roland Dorgelès. C'est une page réaliste, à la manière d'un Balzac ou d'un Zola, qui a en même temps une valeur documentaire, car elle provient directement de l'expérience de l'auteur et une force romanesque, avec ses personnages bien découpés, le gros lâche et le jeune courageux qui meurt à sa place. La difficulté de cette approche est que les deux aspects s'amoindrissent l'un l'autre. La fiction et la réalité tendent à se détruire l'une l'autre. Il semble qu'il ne soit pas possible de dire l'horreur de manière directe, entre autres parce qu'il est difficile de l'accepter quand on ne l'a pas vécue. L'humour constitue une autre approche, plus inattendue : Cendrars s'y essaie dans « L'Offensive du printemps », et Céline, de manière plus noire, dans le passage des villages qui brûlent. La distance (presque-comique chez Cendrars, humour plutôt noir chez Céline) donne la possibilité d'évoquer l'extrême d'une manière telle qu'il puisse être accepté par l'esprit de celui qui ne l'a pas connu. Apollinaire évoque plus sa vie intérieure que les conditions réelles de la guerre [voir le commentaire]. Une quatrième méthode consiste à raconter non pas ce qui s'est passé, mais le contact de celui qui l'a vécu avec ceux qui ne l'ont pas connu. C'est ce que fait Barbusse dans le passage étudié. En montrant la distance et l'incompréhension entre civils et Poilus, l'auteur nous fait percevoir la profondeur de l'horreur d'où viennent ces derniers. C'est cette dernière méthode qui nous donne les clés de l'enjeu : pourquoi se raconter justement quand cela paraît impossible ?
2. Pourquoi se raconter ?Barbusse nous raconte la rencontre impossible entre les civils d'une petite ville à l'arrière du front et des Poilus en permission. Ces derniers se sentent trahis par la mise en scène patriotique et ridicule de mannequins mimant la reddition d'un soldat allemand à un officier français. Puis ils acceptent finalement cette « reconstitution » à cause du regard des civils qui pèsent sur eux, en particulier d'une belle dame qui leur paraît une fée. Deux autres « reniement[s] » suivront ce premier. Dorgelès a décrit une scène dans un chapitre des Croix de bois où il montre des Poilus revenant du front fourbus et amers redresser soudain la tête et marcher au pas parce que des civils les regardent. Le mot « reniement » est important ici. Que renient les soldats, au moment où ils acceptent de se conformer au regard que portent sur eux les civils, au moment où ils choisissent de ressembler à ce que les civils croient qu'ils sont ou veulent qu'ils soient ? Leur souffrance, la réalité de leur vie dans les tranchées. La culpabilité des gens de l'arrière et les discours patriotiques recouvrent cette vérité et l'empêchent de se manifester. On comprend dès lors l'importance de la littérature autobiographique dans ce cadre : se raconter, c'est revenir à sa vérité, dire ce qui s'est réellement passé, ce qui a été. Il s'agit non seulement de cesser de se renier soi-même. Mais aussi, Barbusse le laisse clairement entendre quand il évoque « les deux pauvres hommes », de donner la parole à ceux qui ne peuvent la prendre, car ils sont trop simples et trop modestes (socialement parlant) pour pouvoir s'exprimer. Si cela doit se faire par écrit, c'est que dans la vie sociale, le discours patriotique a recouvert et dissimulé la réalité. Une scène comme celle qu'évoque Charles Exbrayat appartient au domaine du rêve, et d'ailleurs elle se trouve dans le seul texte absolument non autobiographique du groupement. Seule la littérature reste un espace de liberté pour se dire.
ConclusionCertes ces textes évoquent des faits extrêmes, mais malgré cela, c'est l'autobiographie tout entière qu'ils nous permettent de comprendre. Si l'on choisit de se raconter, ce n'est pas essentiellement pour se mettre en avant, c'est d'abord pour préserver sa propre vérité. |