En 1919, un ancien combattant des tranchées, Jules Matrat, assiste à une commémoration au monument aux morts dans le village où vivait son ami tué à la guerre, Louis Agnin.

 

M. le conseiller général prit la parole. Ce fut très beau. Il parla de la sainte mission remplie par ceux que l'on honorait aujourd'hui, de la grandeur de leur sacrifice, des droits des morts sur les vivants et, dans une belle envolée, s'adressant aux conscrits, il s'écria :

- Leur exemple n'est pas perdu ! En vous, il vivra éternellement et si, un jour, le besoin s'en fait sentir, comme eux, vous saurez porter des gerbes de sacrifices dans les granges de l'idéal !

Sans qu'il sût pourquoi, il parut au Jules qu'on se foutait d'Agnin. Au lieu de la pyramide, il voyait le trou où dormait le Louis. Il imaginait le gros type débitant ses phrases solennelles au-dessus de son copain, pendant qu'un peu plus loin, les amis du bonhomme l'attendaient, ayant déjà étalé les provisions sur l'herbe. Une fureur dure commença à le faire trembler. Un moment, il espéra trouver, parmi les anciens combattants, les signes d'une colère pareille à la sienne, mais il les découvrit, souriants et niais, occupés seulement à bomber le torse parce qu'on les regardait. Alors, Matrat sortit de la foule.

Isolé entre les hommes et les femmes, Jules aspira un grand coup d'air puis s'avança vers le conseiller général qui, les bras en l'air, ne parvenait pas à achever sa période, l'imagination tarie par la gueule de celui-là qui lui arrivait dessus.

[...]

Quand il fut devant le conseiller général, Matrat se sentit tiré par la veste. C'était le maire qui lui collait son écharpe tricolore sous le nez, en lui demandant ce qu'il venait ficher par là, mais Jules, d'une bourrade, le fit reculer et se campa devant l'orateur :

- Non !

Il l'avait dit sans colère, comme on dit une chose juste, une chose qu'on ne peut pas discuter parce qu'elle s'appuie sur des preuves et des preuves, depuis des temps.

[...]

- Alors, c'est pas fini ? Toute la saloperie d'où qu'on sort, elle vous suffit pas ? Vous souhaitez que ça recommence ? Vous en voulez encore des morts, vous ? Et pourquoi vous parlez au nom de ceux-là, dites ? De quel droit ? Vous les avez vus mourir ? Vous y étiez, quand ils crevaient dans la boue et qu'ils se tenaient les tripes en gueulant, ne trouvant rien à mordre pour calmer leur mal ?

Du groupe des femmes, un sanglot monta dans le silence. La foule se figea, ne songeant plus à rire. L'homme, qu'on ne connaissait pas, réveillait avec ses mots des plaies qu'on croyait endormies. Les mères pleurèrent sur l'agonie de ces soldats dont il parlait et qu'elles savaient bien être leurs enfants. Les anciens combattants, oubliant leurs poses avantageuses, serrèrent les rangs, se touchant instinctivement de l'épaule, comme là-bas quand on mourait de misère et de peur. M. le conseiller général s'inquiéta. Décidément, cet individu s'annonçait dangereux. Ne voulant pas céder encore, il se força à ne pas regarder les deux gendarmes guettant son signal. Le maire pensait à son petit, tué au début de la guerre. Le curé regretta d'être venu.

[...]

L'homme qui avait un trou dans la joue remarqua à haute voix :

- De toute la guerre, ils n'ont jamais montré tant de courage, les gendarmes !

Du groupe des visiteurs, un petit, sec et noiraud, attrapa le brigadier par son ceinturon:

- Là où qu'on est, vaudrait mieux que vous soyez pas !

Le prêtre s'avança, les bras levés :

- Par décence pour nos morts, mes amis !

L'homme à la joue trouée jeta :

- Que les gendarmes foutent le camp !

- Bien sûr, approuva le maire, les gendarmes ne sont pas à leur place, ici!

Se sentant désavoué, le conseiller voulut le prendre de haut :

- Je m'étonne, monsieur le Maire, que vous laissiez insulter la patrie !

- La patrie ! cria quelqu'un, on est les seuls à avoir le droit d'en causer !

L'abbé, suivi de ses clergeons, fendit la foule pour rentrer à l'église.

Toute sa colère tombée, Matrat riait, plein d'une joie épaisse.

Il retrouvait les compagnons des heures de lutte. Il savait maintenant que son angoisse ressemblait à celle de tous les autres qui, comme lui, étaient revenus en croyant à des choses impossibles.

 

Charles Exbrayat - Jules Matrat