Proposition de corrigé
du commentaire du poème « Fête »
de Guillaume Apollinaire

Contrairement à ce que l'on croit souvent, les poètes, qui sont rarement de doux rêveurs, aiment chanter la guerre, et beaucoup d'entre eux en termes de louange : pour eux le conflit armé, ce peut être la passion, la folie, l'affirmation la plus haute de toutes les valeurs viriles, ... Celui qui a chanté Paris du petit matin (« Zone ») et « le pont Mirabeau », le chantre de l'amour moderne, Apollinaire, engagé volontaire en 1915, ne fait pas exception à cette règle, allant jusqu'à s'écrier dans son recueil Calligrammes « Ah Dieu que la guerre est jolie ». Dans ce même recueil un poème qui décrit un bombardement s'intitule bizarrement « Fête ». Il est composé de cinq quatrains d'octosyllabes en rimes croisées, plus ou moins malmenés, dissimulés par la rythmique moderne que le poète tentait de créer en ce début du XXe siècle. Il y décrit une situation de guerre, mais que sa rêverie lyrique interprète comme une fête amoureuse et érotique.

 

Le poète dont il est question au sein de ce texte se trouve placé dans une situation terrible : soldat, il passe la nuit dans une forêt en pleine guerre.

Le texte se passe la nuit. Apollinaire ne le dit pas dès le début ; au contraire même, il faut attendre la dernière strophe pour que la référence aux « étoiles » nous le fasse comprendre. Ceci est presque immédiatement confirmé par l’adjectif « nocturne » de l’avant-dernier vers. Dès lors, revenant sur le début du texte, on s’aperçoit de l’importance de la couleur rose, mot répété cinq fois dans le poème (v. 6, 14, 15, 17 et 23). Si cette teinte a une telle présence, c’est qu’elle se détache sur le noir du ciel nocturne, qui apparaît à peine piqueté d’étoiles, puisque celles-ci sont « mi-closes » (v. 20).

De même ce n'est qu'au vers onze que la situation est clairement précisée : « un poète », dans lequel on reconnaît Apollinaire, engagé volontaire lors de la première guerre mondiale, se trouve dans une « forêt ». Cette dernière n'est pas décrite. Bien sûr, l'on peut imaginer les forêts de la guerre des tranchées, faites de troncs décapités et déchiquetés par les bombardements. Ceci expliquerait que les obus « fusants » (v. 5) soient si visibles dans toute leur trajectoire. Il est vrai qu'Apollinaire y est sensible parce qu'il était lui-même artilleur.

Car le mouvement du poème suit le trajet de ces armes, dont les différents usages du mot « rose » évoquent les étapes. La première strophe voit leur montée, pleine de « grâce » (v. 4). En effet ce sont des obus qui éclatent en l'air, au-dessus de leur objectif, et non en le frappant comme les percutants. Ils répandent donc la mort sur un champ plus large. Leur ascension suit une courbe parabolique harmonieuse, nonobstant le danger qu'ils représentent. La deuxième strophe voit leur « éclatement » (v. 6), en une couleur « rose ». Et en même temps que les deux obus, c'est la strophe qui éclate : le quatrain d'octosyllabes devient six vers, les deux premiers de trois et cinq syllabes, ce qui fait encore huit, les deux derniers de quatre et quatre ; les rimes, croisées, sont en place. C'est donc bien un quatrain d'octosyllabes, dissimulé par la disposition typographique, laquelle mime l'explosion de l'obus.

La couleur rose générée par l'éclatement descend ensuite, lentement, donnant l'image qu'elle « [meurt] d'espérance. » (v. 14). La référence, dans l'avant-dernière strophe au poème de Marceline Desbordes-Valmore, « Les Roses de Saadi » pourrait, assez bizarrement évoquer la chute des éclats. En effet on lit dans ce texte, après que l'auteur a évoqué les roses qu'elles a cueillies et dont elle a rassemblé le bouquet dans sa ceinture, « Les noeuds ont éclaté. Les roses envolées/Dans le vent, à la mer s'en sont toutes allées. » Aussi bien le mouvement de dispersion que le verbe « éclater » peuvent servir de « pont » entre le délicat poème de Mme Desbordes-Valmore et la dangereuse situation où se trouve Apollinaire.

La dernière strophe, où abonde l'idée de mort (présente dans toutes les strophes) à travers les mots « terrible », « nocturne », « reposes » et même « mortification », mis en valeur parce que dans un cinquième vers qui équivaut à une coda, narre le dernier stade : l'arrivée des éclats et/ou de la couleur rose au sol ; ils « caressent » alors, en un terrible euphémisme et une délicate personnification, la rêverie du poète.

 

Car, bien que dans une situation très caractéristique de la guerre de 1914-1918, le bombardement, Apollinaire ne se trouve nullement dans un état d'esprit guerrier. « Son revolver [est] au cran d'arrêt » explique-t-il au vers 13, et il semble plus penser à l'amour qu'à la mort.

 

Bizarrement la trajectoire des obus « fusants », par une série de métaphores, entraîne le poète dans une ambiance festive et une rêverie érotique, et sert de base à une réflexion sur la poésie.

Le titre peut surprendre. Comment voir dans ce danger qui vient du ciel, dans cette mort suspendue, une « fête » ? La première strophe y répond : si le « feu d'artifice » du premier vers est « en acier », il ne manque pourtant pas de « grâce », et déclenche des jeux de mots : « artifice d'artificier » (v. 3) : c'est que les soldats chargés de mettre au point la fusée qui fait exploser l'obus en plein vol, ont placé dans celle-ci, par jeu, une poudre rose qui produit cet effet. En même temps une double allitération en [f] et en [s] marque les vers un et trois en imitant le sifflement de l'obus en train de monter, avant l'explosion. La métamorphose poétique a commencé.

Le « rose », si souvent présent dans le texte, est évidemment la couleur de l'amour, surtout quand le texte passe de l'évocation de la teinte à celle de la fleur du même nom et de là à celle d'un poème de cette femme passionnée que fut Marceline Desbordes-Valmore. Il se détache, comme nous l'avons déjà vu, sur la couleur du ciel de nuit, emblème du rêve et de la face cachée de la réalité que révèle ce dernier.

La courbe de la trajectoire des obus lui rappelle le corps de la femme aimée, sans doute Lou, Louise de Coligny-Châtillon. C'est d'abord l'éclatement de deux obus qui le fait penser aux seins de sa maîtresse : l'image est étrange, au bord du délire semble-t-il. Mais il est deux éléments qu'il faut garder en mémoire. Le premier est que le bombardement agit puissamment sur les nerfs, comme le montre bien le texte de Roland Dorgelès qui explique l'état d'esprit de soldats enfermés dans une casemate souterraine pilonnée par les obus adverses pendant un long moment. Cette ivresse est évoquée par « le terrible alcool » du vers dix-neuf.

Le second fait est que les poètes de l'époque, et Apollinaire en tête, recherchent ces images qui font se correspondre des réalités très éloignées. N'évoque-t-il pas ainsi Paris au début de « Zone » : « Bergère, ô tour Eiffel/le troupeau des ponts bêle ce matin » transformant la capitale en un pâturage où paissent des moutons. Il faut alors aller chercher, et c'est là le travail du lecteur, le point commun entre ces deux réalités : dans ce cas (« Fête »), il s'agit du nombre (deux), mais aussi du mouvement : les obus se rapprochent du poète.

L'image est très érotique, presque provocatrice, puisque les seins évoqués sortent du soutien gorge « que l'on dégrafe » et se « tendent  ». La seconde l'est un peu moins, qui rapproche, beaucoup plus graphiquement, la courbe dessinée par la descente du rose de l'éclatement de l'obus et « la courbe d'une hanche ». L'état d'esprit du poète semble alors beaucoup plus mélancolique : « sa tête se penche » (v. 16). Finalement il est ivre du « terrible alcool » (v. 19), jusqu'au moment où, les obus étant retombés, le rose ayant disparu, il évoque la « mortification » (v. 23), ascèse volontaire d'un lendemain de fête, réveil d'une rêverie.

En même temps qu'il évoque l'amour, Apollinaire parle de la poésie : il se nomme lui-même, à la troisième personne, le « poète » (v. 11), fait allusion à l'oeuvre d'une poétesse du siècle passé, rédige son épitaphe. Nous avons déjà vu quelle théorie de l'image sous-tend l'étrangeté et la flamboyance des métaphores érotiques. Même dans la guerre, la violence, la poésie reste présente. Pour l'auteur de Calligrammes, si « la guerre est jolie », c'est parce qu'elle est moderne, comme sa poésie souhaite l'être, et l'ascension puis la chute des obus « fusants » en est le témoignage. Si Apollinaire est un artilleur, les artilleurs aussi sont des poètes puisqu'ils savent « mêler quelque grâce au courage » (v. 4), montrer la situation sous un « charmant [...] éclairage » (v. 3) par le biais d'un « artifice» (v. 2). Or la poésie, toute de versification et de langage particulier, n'en est-elle pas un ?

 

Le texte d'Apollinaire, calqué sur la trajectoire des obus évoque aussi bien la tragédie collective de la guerre de 1914-1918, dans un de ses épisodes habituels, le bombardement, que le danger individuel. Mais dans le même temps, car ces deux attitudes mentales ne sont jamais séparées, il montre comment le poète s'extrait en esprit de cette situation pour revenir à ce qui est essentiel pour lui : la beauté et l'amour. Ceux pour qui la poésie est évasion ne pourront manquer de saluer ici un chef d'oeuvre de cette tendance ; ceux qui préfèrent la littérature de témoignage relèveront, derrière la rêverie apparemment au bord du délire, la description minutieuse d'une réalité que l'artilleur Apollinaire connaissait bien. Tout texte littéraire ne constitue-t-il pas, par une secrète alchimie, en même temps un compte-rendu du réel et sa métamorphose dans l'esprit ?