Le vin chez Baudelaire

Ce thème, même s'il n'est pas essentiel chez Baudelaire, revêt une certaine importance. Il est présent tout au long de la vie et de l'écriture de l'auteur des Fleurs du mal et est évoqué dans tous les genres que ce dernier a magnifiés :

Il est frappant également de voir à quel point Baudelaire (qui, il est vrai, est coutumier du fait) est revenu sur ces textes. Les deux premiers poèmes ont été mis en prose dans « Du Vin et du haschich », le scénario est un développement du troisième.

Sur un thème comme celui-ci il est facile de se fourvoyer. Aussi pour comprendre ce que signifie le vin pour Baudelaire, il est tout d'abord important de comprendre ce qu'il n'est pas.

 

1. Ce que ne sont pas les textes de Baudelaire à propos du vin...

1.1 ...la poésie d'un alcoolique

Comme Baudelaire, qui a longuement parlé du haschich, en a en fait peu consommé, au cours d'expériences très prudentes et surveillées, il ne fut pas alcoolique, et sans doute même très rarement ivre. Son ami Le Vavasseur écrit : « Il était naturellement sobre. Nous avons souvent bu ensemble. Je ne l'ai jamais vu gris, ni lui moi. » Et le photographe Nadar, qui fut son intime de 1843 jusqu'à sa mort : « Jamais, de tout le temps que je l'ai connu, je ne l'ai vu vider une demi-bouteille de vin pur. » Le vin est pour Baudelaire un thème littéraire, et non un élément de sa vie.

 

1.2 ...un avertissement contre les dangers de l'alcool

Seul « Le Vin de l'assassin » pourrait entrer dans cette catégorie. Mais ce n'est probablement pas vrai non plus. L'assassin n'est pas condamné sur le plan moral comme ivrogne : c'est plutôt le fait de tuer la femme qu'il aime qui fait de lui un personnage intéressant pour Baudelaire.

De la même manière, si l'on compare les textes de Baudelaire avec le tableau de Degas, « L'Absinthe », on est immédiatement amenés à trois remarques :

  • La femme boit de l'absinthe, comme l'indique le titre du tableau ; c'était une boisson très dangereuse, qui a rendu fous ou - fait moins connu - aveugles beaucoup de ses consommateurs. Elle est aujourd'hui interdite sous la forme qu'elle avait à l'époque. Or chez Baudelaire, il n'est question que de vin, et d'aucune autre boisson alcoolique. Même quand il évoque plusieurs manières de s'enivrer, le seul breuvage qui vient sous sa plume est le vin : « [E]nivrez-vous ; enivrez-vous sans cesse ! De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. » Ce n'est pas de l'alcool que parle Baudelaire, c'est du vin.
  • Elle est seule ; même si un homme est assis à la même table qu'elle, il se détourne et ils n'ont manifestement pas un regard ni une pensée l'un pour l'autre. Au contraire chez Baudelaire le vin est essentiellement social. Dès qu'il est ivre, le chiffonnier se voit à la tête d'une armée, roi d'un pays dont les sujets l'aiment. Dans « Du Vin et du haschich », le guitariste fait une superbe musique avec celle de son ami, et un autre entraîne son compagnon au cabaret en, le traînant par dessous les aisselles. Les buveurs baudelairiens ne sont jamais seuls. « Le vin rend bon et sociable. », est-il écrit dans le même texte.
  • La femme du tableau de Degas est passive, abrutie, a l'air hébété. Les buveurs de Baudelaire sont gais, actifs, voire heureux le temps de leur ivresse. Le guitariste n'est jamais meilleur musicien que quand il est ivre, le chiffonnier devient un conquérant, les amants partent à la conquête de leurs rêves. «  [L]e vin est profondément humain, et j'oserais presque dire homme d'action. », lit-on dans « Du Vin et du haschich ». La femme du tableau n'a certainement pas l'air d'être au paradis, artificiel ou non.

Baudelaire ne condamne pas l'alcool, comme le font Degas ou Zola dans L'Assommoir, il l'envisage d'une manière poétique.

 

1.3 ...une poésie bachique (chansons à boire, etc.) ou un éloge de la sensualité

Comme de nombreux autres, Olivier Basselin, un poète du XVe siècle et Casimir Delavigne (XIXe siècle) célèbrent le vin comme un adjuvant à une bonne vie, et l'ivresse comme un amusement qui ajoute du plaisir à celle-ci. Il rend la face rubiconde, fait que « les ris/Viennent s'asseoir à la table ». Il a un bon goût et une belle couleur, alors que l'eau est insipide.

Même si la poésie de Baudelaire ressemble à celle-ci par plusieurs traits, le vin qu'il évoque est singulièrement abstrait. Jamais le poète n'évoque sa couleur, son « nez » (alors que le parfum est un thème baudelairien par excellence) ou son goût. Ni sa chaleur même : dans « L'Âme du vin », c'est la boisson qui se réchauffe en tombant « [d]ans le gosier d'un homme usé par ses travaux ». Chez Baudelaire le vin semble être une idée plus qu'une boisson réelle.

De plus il n'est pas un amusement ni une cause de plaisir à proprement parler. Il rend heureux actif, sociable, mais ne constitue pas un des plaisirs de la vie. Il permet plutôt l'évasion, d'échapper à la réalité. Le poète bachique et l'amateur de vin boivent pour profiter de la vie, les personnages de Baudelaire pour s'en évader.

 

2. Ce qu'est le vin pour Baudelaire

2.1 Quelle est sa place dans Les Fleurs du mal ?

La section qui porte ce nom est une des dernières du recueil, dont la majeure partie des poèmes est regroupée sous le titre « Spleen et idéal ». Ce tire évoque la lutte (fondatrice de toute la poétique de Baudelaire) entre un principe mauvais, la matière, la souffrance et un principe bon, la beauté, l'esprit. Le mot « spleen », qui vient de l'anglais, signifiait la rate, puis de là a pris le sens de mélancolie, tristesse, dégoût. En effet dans la médecine ancienne, dite des « humeurs », la bile noire (sens étymologique du mot mélancolie) était censée provenir de la rate.

Les dernières sections du recueil évoquent les tentatives d'évasion du poète, les adjuvants qu'il se donne pour échapper à la réalité : l'ivresse, l'érotisme (« Fleurs du mal »), la « révolte » contre Dieu et, enfin, « la mort ».

C'est donc dans une logique d'évasion que le vin est évoqué. Ainsi il représente pour les pauvres, qu'ils soient d'« honnêtes gens » comme dans « l'Ame du vin » des « chiffonniers«, marginaux de la nuit ou un « assassin », la seule possibilité de vivre pleinement et d'échapper un temps à la misère. Elle est leur seul espoir. Baudelaire développe là un des thèmes favoris des socialistes qu'il a fréquentés dans sa jeunesse (or ces textes sont des poèmes de jeunesse.) Au travers du thème du vin, Baudelaire se livre donc à une critique sociale.

 

2.2 Un élément d'une série

Le vin fait partie d'un paradigme (série dont les éléments peuvent valoir l'un pour l'autre, occuper la même place dans une logique particulière) qui réunit :

- L'érotisme : Le vin peut réunir des amants dans le même rêve, il vaut mieux qu'« un baiser libertin de la maigre Adeline » (« Le Vin du solitaire »)

- La révolte : le chiffonnier comme le solitaire servent à une remise en cause de la divinité telle que le christianisme la voit. Dans le premier texte Dieu semble avoir échoué, il a créé le mal et n'a donné que le sommeil pour y remédier ; dans le second le vin verse

« l'espoir, la jeunesse et la vie,
- Et l'orgueil, ce trésor de toute gueuserie,
Qui nous rend triomphants et semblables aux Dieux ! »

Or cela a justement été le péché de Lucifer : se croire semblable à Dieu.

- Le rêve : Le vin en crée de bien différents, entre celui du chiffonnier, qui se voit roi et général victorieux, et celui des amants qui s'évadent ensemble.

- Le voyage/la mort : Le vin peut conduire à l'assassinat ; de plus dans le dernier poème du recueil, Baudelaire s'adresse directement à la mort :

« O, Mort, vieux capitaine, il est temps ! levons l'ancre !
Ce pays nous ennuie, ô Mort, appareillons ! »

C'est à peu près dans les même termes qu'est évoqué le vin dans « le Vin des amants », comme un bateau sur la mer. Si la mort est un voyage, le vin en est un également. On a noté aussi la ressemblance entre « Le Vin des amants » et « L'Invitation au voyage »

- La vertu : Le vin rend bon, Baudelaire l'a dit principalement dans « Du Vin et du haschich ». L'ivresse rend le chiffonnier vertueux, puisqu'

« Il prête des serments, dicte des lois sublimes,
Terrasse les méchants, relève les victimes,
Et sous le firmament comme un dais suspendu
S'enivre des splendeurs de sa propre vertu. »

Le point commun entre ces différents éléments est qu'ils permettent d'échapper à un réel insoutenable. Plus profondément, ils sont des instruments de « développement poétique excessif de l'homme », ou « de multiplication de l'individualité » (« Du Vin et du haschich »).

 

2.3 La poésie, et plus généralement l'art sont les éléments essentiels de cette série.

Baudelaire use de la polysémie du terme « ivresse », qui peut aussi bien désigner l'état euphorique créé par l'absorption de liquides alcoolisés ou de substances psychotropes, qu'un état d'émotion violent. Ainsi déclare-t-il dans Le Spleen de Paris : « [...] L'ivresse de l'Art est plus apte que toute autre à voiler les terreurs du gouffre ; [...] le génie peut jouer la comédie au bord de la tombe avec une joie qui l'empêche de voir la tombe, perdu, comme il est, dans un paradis excluant toute idée de tombe et de destruction. » (XXVII. « Une mort héroïque »).

Ainsi la comparaison des poèmes en vers et des textes en prose rédigés à partir des premiers nous montre certains des principes essentiels de l'esthétique baudelairienne :

  • peu de récit ou en tout cas un récit peu explicite : on adopte le point de vue du chiffonnier, on suit l'assassin dans son délire. A aucun moment un narrateur extérieur n'explique ce qui se passe dans la réalité.
  • une expression resserrée, centrée sur l'esprit et l'intériorité, et qui néglige l'extérieur et l'apparence des êtres et des choses