DU VIN ET DU HASCHISCH,
comparés comme moyens de multiplication de l'individualité
I
LE VIN
Un homme très célèbre, qui était en même
temps un grand sot, choses qui vont très bien ensemble, à
ce qu'il paraît, ainsi que j'aurai plus d'une fois sans doute le
douloureux plaisir de le démontrer, a osé, dans un livre
sur la Table, composé au double point de vue de l'hygiène
et du plaisir, écrire ce qui suit à l'article VIN :
« Le patriarche Noé passe pour être l'inventeur
du vin ; c'est une liqueur qui se fait avec le fruit de la vigne. »
Et après ? Après, rien : c'est tout. Vous aurez
beau feuilleter le volume, le retourner dans tous les sens, le lire à
rebours, à l'envers, de droite à gauche et de gauche à
droite, vous ne trouverez pas autre chose sur le vin dans la Physiologie
du goût du très illustre et très respecté Brillat-Savarin :
« Le patriarche Noé... » et «
c'est une liqueur... ».
Je suppose qu'un habitant de la lune ou de quelque planète éloignée,
voyageant sur notre monde, et fatigué de ses longues étapes,
pense à se rafraîchir le palais et à se réchauffer
l'estomac. Il tient à se mettre au courant des plaisirs et des
coutumes de notre terre. Il a vaguement ouï parler de liqueurs délicieuses
avec lesquelles les citoyens de cette boule se procuraient à volonté
du courage et de la gaîté. Pour être plus sûr de son
choix, l'habitant de la lune ouvre l'oracle du goût, le célèbre
et infaillible Brillat-Savarin, et il y trouve, à l'article VIN,
ce renseignement précieux : Le patriarche Noé...
et cette liqueur se fait... Cela est tout à fait digestif.
Cela est très explicatif. Il est impossible, après avoir
lu cette phrase, de n'avoir pas une idée juste et nette de tous
les vins, de leurs différentes qualités, de leurs inconvénients,
de leur puissance sur l'estomac et sur le cerveau.
Ah ! chers amis, ne lisez pas Brillat-Savarin. Dieu préserve
ceux qu'il chérit des lectures inutiles ; c'est la première
maxime d'un petit livre de Lavater, un philosophe qui a aimé les
hommes plus que tous les magistrats du monde ancien et moderne. On n'a
baptisé aucun gâteau du nom de Lavater ; mais la mémoire
de cet homme angélique vivra encore parmi les chrétiens,
quand les braves bourgeois eux-mêmes auront oublié le Brillat-Savarin,
espèce de brioche insipide dont le moindre défaut est de
servir de prétexte à une dégoisade de maximes
niaisement pédantesques tirées du fameux chef-d'oeuvre.
Si une nouvelle édition de ce faux chef-d'oeuvre ose affronter le bon
sens de l'humanité moderne, buveurs mélancoliques, buveurs joyeux, vous
tous qui cherchez dans le vin le souvenir ou l'oubli, et qui, ne le trouvant
jamais assez complet à votre gré, ne contemplez plus le ciel que par le
cul de la bouteille, buveurs oubliés et méconnus, achèterez-vous un exemplaire
et rendrez-vous le bien pour le mal, le bienfait pour l'indifférence ?
J'ouvre le Kreisleriana du divin Hoffmann, et j'y lis une curieuse
recommandation. Le musicien consciencieux doit se servir du vin de Champagne
pour composer un opéra-comique. Il y trouvera la gaîté mousseuse et légère
que réclame le genre. La musique religieuse demande du vin du Rhin ou
du Jurançon. Comme au fond des idées profondes, il y a là une amertume
enivrante ; mais la musique héroïque ne peut pas se passer de vin
de Bourgogne. Il a la fougue sérieuse et l'entraînement du patriotisme.
Voilà certainement qui est mieux, et outre le sentiment passionné d'un
buveur, j'y trouve une impartialité qui fait le plus grand honneur à un
Allemand.
Hoffmann avait dressé un singulier baromètre psychologique destiné à
lui représenter les différentes températures et les phénomènes atmosphériques
de son âme. On y trouve des divisions telles que celles-ci : Esprit
légèrement ironique tempéré d'indulgence ; esprit de solitude avec
profond contentement de moi-même ; gaîté sarcastique insupportable
à moi-même, aspiration à sortir de mon moi, objectivité excessive, fusion
de mon être avec la nature. Il va sans dire que les divisions du baromètre
moral d'Hoffmann étaient fixées suivant leur ordre de génération, comme
dans les baromètres ordinaires. Il me semble qu'il y a entre ce baromètre
psychique et l'explication des qualités musicales des vins une fraternité
évidente.
Hoffmann, au moment où la mort vint le prendre, commençait à gagner de
l'argent. La fortune lui souriait. Comme notre cher et grand Balzac, ce
fut vers les derniers temps seulement qu'il vit briller l'aurore boréale
de ses plus anciennes espérances. À cette époque, les éditeurs, qui se
disputaient ses contes pour leurs almanachs, avaient coutume, pour se
mettre dans ses bonnes grâces, d'ajouter à leur envoi d'argent une caisse
de vins de France.
II
Profondes joies du vin, qui ne vous a connues ? Quiconque a eu un
remords à apaiser, un souvenir à évoquer, une douleur à noyer, un château
en Espagne à bâtir, tous enfin vous ont invoqué, dieu mystérieux caché
dans les fibres de la vigne. Qu'ils sont grands les spectacles du vin,
illuminés par le soleil intérieur ! Qu'elle est vraie et brûlante
cette seconde jeunesse que l'homme puise en lui ! Mais combien sont
redoutables aussi ses voluptés foudroyantes et ses enchantements énervants.
Et cependant dites, en votre âme et conscience, juges, législateurs, hommes
du monde, vous tous que le bonheur rend doux, à qui la fortune rend la
vertu et la santé faciles, dites, qui de vous aura le courage impitoyable
de condamner l'homme qui boit du génie ?
D'ailleurs le vin n'est pas toujours ce terrible lutteur sûr de sa victoire,
et ayant juré de n'avoir ni pitié ni merci. Le vin est semblable à l'homme :
on ne saura jamais jusqu'à quel point on peut l'estimer et le mépriser,
l'aimer et le haïr, ni de combien d'actions sublimes ou de forfaits monstrueux
il est capable. Ne soyons donc pas plus cruels envers lui qu'envers nous-mêmes,
et traitons-le comme notre égal.
Il me semble parfois que j'entends dire au vin :
-- Il parle avec son âme, avec cette voix des esprits qui n'est
entendue que des esprits. -- « Homme, mon bien aimé,
je veux pousser vers toi, en dépit de ma prison de verre et de
mes verrous de liège, un chant plein de fraternité, un chant
plein de joie, de lumière et d'espérance. Je ne suis point
ingrat ; je sais que je te dois la vie. Je sais ce qu'il t'en a coûté
de labeur et de soleil sur les épaules. Tu m'as donné la
vie, je t'en récompenserai. Je te payerai largement ma dette ;
car j'éprouve une joie extraordinaire quand je tombe au fond d'un
gosier altéré par le travail. La poitrine d'un honnête
homme est un séjour qui me plaît bien mieux que ces caves
mélancoliques et insensibles. C'est une tombe joyeuse où
j'accomplis ma destinée avec enthousiasme. Je fais dans l'estomac
du travailleur un grand remue-ménage, et de là par des escaliers
invisibles je monte dans son cerveau où j'exécute ma danse
suprême.
« Entends-tu s'agiter en moi et résonner les puissants
refrains des temps anciens, les chants de l'amour et de la gloire ?
Je suis l'âme de la patrie, je suis moitié galant, moitié
militaire. Je suis l'espoir des dimanches. Le travail fait les jours
prospères, le vin fait les dimanches heureux. Les coudes sur
la table de famille et les manches retroussées, tu me glorifieras
fièrement, et tu seras vraiment content.
« J'allumerai les yeux de ta vieille femme, la vieille compagne
de tes chagrins journaliers et de tes plus vieilles espérances.
J'attendrirai son regard et je mettrai au fond de sa prunelle l'éclair
de sa jeunesse. Et ton cher petit, tout pâlot, ce pauvre petit ânon
attelé à la même fatigue que le limonier, je lui rendrai
les belles couleurs de son berceau, et je serai pour ce nouvel athlète
de la vie l'huile qui raffermissait les muscles des anciens lutteurs.
« Je tomberai au fond de ta poitrine comme une ambroisie
végétale. Je serai le grain qui fertilise le sillon douloureusement creusé.
Notre intime réunion créera la poésie. À nous deux nous ferons un Dieu,
et nous voltigerons vers l'infini, comme les oiseaux, les papillons, les
fils de la Vierge, les parfums et toutes les choses ailées. »
Voilà ce que chante le vin dans son langage mystérieux. Malheur à celui
dont le coeur égoïste et fermé aux douleurs de ses frères n'a jamais entendu
cette chanson !
J'ai souvent pensé que si Jésus-Christ paraissait aujourd'hui sur le
banc des accusés, il se trouverait quelque procureur qui démontrerait
que son cas est aggravé par la récidive. Quant au vin, il récidive tous
les jours. Tous les jours il répète ses bienfaits. C'est sans doute ce
qui explique l'acharnement des moralistes contre lui. Quand je dis moralistes,
j'entends pseudo-moralistes pharisiens.
Mais voici bien autre chose. Descendons un
peu plus bas. Contemplons un de ces tres mystrieux, vivant pour ainsi
dire des djections des grandes villes; car il y a de singuliers mtiers.
Le nombre en est immense. J'ai quelquefois pens avec terreur qu'il y
avait des mtiers qui ne comportaient aucune joie, des mtiers sans plaisir,
des fatigues sans soulagement, des douleurs sans compensation. Je me trompais.
Voici un homme charg de ramasser les dbris d'une journe de la capitale.
Tout ce que la grande cit a rejet, tout ce qu'elle a perdu, tout ce
qu'elle a ddaign, tout ce qu'elle a bris, il le catalogue, il collectionne.
Il compulse les archives de la dbauche, le capharnam des rebuts. Il
fait un triage, un choix intelligent; il ramasse, comme un avare un trsor,
des ordures qui, remches par la divinit de l'Industrie, deviendront
des objets d'utilit ou de jouissance. Le voici qui, la clart sombre
des rverbres tourments par le vent de la nuit, remonte une des rues
tortueuses et peuples de petits mnages de la montagne Sainte-Genevive.
Il est revtu de son chle d'osier avec son numro sept. Il arrive hochant
la tte et butant sur les pavs, comme les jeunes potes qui passent toutes
leurs journes errer et chercher des rimes. Il parle tout seul; il
verse son me dans l'air froid et tnbreux de la nuit. C'est un monologue
splendide faire prendre en piti les tragdies les plus lyriques.
En avant! marche; division, tte, arme! Exactement comme Buonaparte
agonisant Sainte-Hlne! Il parat que le numro sept s'est chang
en sceptre de fer, et le chle d'osier en manteau imprial. Maintenant.
il complimente son arme. La bataille est gagne, mais la journe a t
chaude. Il passe cheval sous des arcs de triomphe. Son coeur est heureux.
Il coute avec dlices les acclamations d'un monde enthousiaste. Tout
l'heure il va dicter son code suprieur tous les codes connus. Il
jure solennellement qu'il rendra ses peuples heureux. La misre et le
vice ont disparu de l'humanit.
Et cependant il a le dos et les reins écorchés par le poids de sa hotte.
Il est harcelé de chagrins de ménage. Il est moulu par quarante ans de
travail et de courses. L'âge le tourmente. Mais le vin, comme un Pactole
nouveau, roule à travers l'humanité languissante un or intellectuel. Comme
les bons rois, il règne par ses services et chante ses exploits par le
gosier de ses sujets.
Il y a sur la boule terrestre une foule innombrable, innomée, dont le
sommeil n'endormirait pas suffisamment les souffrances. Le vin compose
pour eux des chants et des poèmes.
Beaucoup de personnes me trouveront sans doute bien indulgent. «
Vous innocentez l'ivrognerie, vous réalisez la crapule. »
J'avoue que devant les bienfaits je n'ai pas le courage de compter les
griefs. D'ailleurs, j'ai dit que le vin était assimilable à
l'homme, et j'ai accordé que leurs crimes étaient égaux
à leurs vertus. Puis-je mieux faire ? J'ai d'ailleurs une
autre idée. Si le vin disparaissait de la production humaine, je
crois qu'il se ferait dans la santé et dans l'intellect de la planète
un vide, une absence, une défectuosité beaucoup plus affreuse
que tous les excès et les déviations dont on rend le vin
responsable. N'est-il pas raisonnable de penser que les gens qui ne boivent
jamais de vin, naïfs ou systématiques, sont des imbéciles
ou des hypocrites ; des imbéciles, c'est-à-dire des
hommes ne connaissant ni l'humanité ni la nature, des artistes
repoussant les moyens traditionnels de l'art ; ouvriers blasphémant
la mécanique ; -- des hypocrites, c'est-à-dire des
gourmands honteux, des fanfarons de sobriété, buvant en
cachette et ayant quelque vin occulte ? Un homme qui ne boit que
de l'eau a un secret à cacher à ses semblables.
Qu'on en juge : il y a quelques années, à une exposition
de peinture, la foule des imbéciles fit émeute devant un
tableau poli, ciré, verni comme un objet d'industrie. C'était
l'antithèse absolue de l'art ; c'était à la
Cuisine de Drolling ce que la folie est à la sottise, les séides
à l'imitateur. Dans cette peinture microscopique on voyait voler
les mouches. J'étais attiré ce monstrueux objet comme tout
le monde ; mais j'étais honteux de cette singulière
faiblesse, car c'était l'irrésistible attraction de l'horrible.
Enfin, je m'aperçus que j'étais entraîné à
mon insu par une curiosité philosophique, l'immense désir
de savoir quel pouvait être le caractère moral de l'homme
qui avait enfanté une aussi criminelle extravagance. Je pariai
avec moi-même qu'il devait être foncièrement méchant.
Je fis prendre des renseignements, et mon instinct eut le plaisir de gagner
ce pari psychologique. J'appris que le monstre se levait régulièrement
avant le jour, qu'il avait ruiné sa femme de ménage, et
qu'il ne buvait que du lait !
Encore une ou deux histoires, et nous dogmatiserons. Un jour, sur un
trottoir, je vois un gros rassemblement ; je parviens à lever
les yeux par-dessus les épaules des badauds, et je vois ceci :
un homme étendu par terre, sur le dos, les yeux ouverts et fixés
sur le ciel, un autre homme, debout devant lui, et lui parlant par gestes
seulement, l'homme à terre lui répondant des yeux seulement,
tous les deux ayant l'air animé d'une prodigieuse bienveillance.
Les gestes de l'homme debout disaient à l'intelligence de l'homme
étendu : « Viens, viens encore, le bonheur
est là, à deux pas, viens au coin de la rue. Nous n'avons
pas complètement perdu de vue la rive du chagrin, nous ne sommes
pas encore au plein-coeur de la rêverie ; allons, courage,
ami, dis à tes jambes de satisfaire ta pensée. »
Tout cela plein de vacillements et de balancements harmonieux. L'autre
était sans doute arrivé au plein-mer (d'ailleurs,
il naviguait dans le ruisseau), car son sourire béat répondait :
« Laisse ton ami tranquille. La rive du chagrin a suffisamment
disparu derrière les brouillards bienfaisants ; je n'ai plus
rien à demander au ciel de la rêverie. » Je crois
même avoir entendu une phrase vague, ou plutôt un soupir vaguement
formulé en paroles s'échapper de sa bouche : «
Il faut être raisonnable. » Ceci est le comble du sublime.
Mais dans l'ivresse il y a de l'hyper-sublime, comme vous allez voir.
L'ami toujours plein d'indulgence s'en va seul au cabaret, puis il revient
une corde à la main. Sans doute il ne pouvait pas souffrir l'idée
de naviguer seul et de courir seul après le bonheur ; c'est
pour cela qu'il venait chercher son ami en voiture. La voiture, c'est
la corde ; il lui passe la voiture autour des reins. L'ami, étendu,
sourit : il a compris sans doute cette pensée maternelle.
L'autre fait un noeud ; puis il se met au pas, comme un cheval doux
et discret, et il charrie son ami jusqu'au rendez-vous du bonheur. L'homme
charrié, ou plutôt traîné et polissant le pavé
avec son dos, sourit toujours d'un sourire ineffable.
La foule reste stupéfaite; car ce qui est trop beau, ce qui dépasse les
forces poétiques de l'homme cause plus d'étonnement que d'attendrissement.
Il y avait un homme, un Espagnol, un guitariste qui voyagea longtemps
avec Paganini : c'était avant l'époque de la grande gloire officielle
de Paganini.
Ils menaient à eux deux la grande vie vagabonde des bohémiens,
des musiciens ambulants, des gens sans famille et sans patrie. Tous deux,
violon et guitare, donnaient des concerts partout où ils passaient.
Ils ont erré ainsi assez longtemps dans différents pays.
Mon Espagnol avait un talent tel, qu'il pouvait dire comme Orphée :
« Je suis le maître de la nature. »
Partout où il passait, raclant ses cordes, et les faisant harmonieusement
bondir sous le pouce, il était sûr d'être suivi par une foule. Avec un
pareil secret on ne meurt jamais de faim. On le suivait comme Jésus-Christ.
Le moyen de refuser à dîner et l'hospitalité à l'homme, au génie, au souper,
qui a fait chanter à votre âme ses plus beaux airs, les plus secrets,
les plus inconnus, les plus mystérieux ! On m'a assuré que cet homme,
d'un instrument qui ne produit que des sons successifs, obtenait facilement
des sons continus. Paganini tenait la bourse, il avait la gérance du fonds
social ce qui n'étonnera personne.
La caisse voyageait sur la personne de l'administrateur ; tantôt
elle était en haut, tantôt elle était en bas, aujourd'hui
dans les bottes, demain entre deux coutures de l'habit. Quand le guitariste,
qui était fort buveur, demandait où en était la situation
financière, Paganini répondait qu'il n'y avait plus rien,
du moins presque plus rien ; car Paganini était comme les
vieilles gens, qui craignent toujours de manquer. L'Espagnol le
croyait ou feignait de le croire, et, les yeux fixés sur l'horizon
de la route, il raclait et tourmentait son inséparable compagne.
Paganini marchait de l'autre côté de la route. C'était
une convention réciproque, faite pour ne pas se gêner. Chacun
étudiait ainsi et travaillait en marchant.
Puis, arrivés dans un endroit qui offrait quelques chances de
recette, l'un des deux jouait une de ses compositions, et l'autre improvisait
à côté de lui une variation, un accompagnement, un
dessous. Ce qu'il a eu de jouissances et de poésie dans cette vie
de troubadour, nul ne le saura jamais. Ils se quittèrent, je ne
sais pas pourquoi. L'Espagnol voyagea seul. Un soir, il arrive dans une
petite ville du Jura ; il fait afficher et annoncer un concert dans
une salle de la mairie. Le concert, c'est lui, pas autre chose qu'une
guitare. Il s'était fait connaître en raclant dans quelques
cafés, et il y avait quelques musiciens dans la ville qui avaient
été frappés de cet étrange talent. Enfin il
vint beaucoup de monde.
Mon Espagnol avait déterré dans un coin de la ville, à
côté du cimetière, un autre Espagnol, un pays. Celui-ci
était une espèce d'entrepreneur de sépultures, un
marbrier fabricant de tombeaux. Comme tous les gens à métiers
funèbres, il buvait bien. Aussi la bouteille et la patrie commune
les menèrent loin ; le musicien ne quittait plus le marbrier.
Le jour même du concert, l'heure arrivée, ils buvaient ensemble,
mais où ? C'est ce qu'il fallait savoir. On battit tous les
cabarets de la ville, tous les cafés. Enfin on le déterra
avec son ami, dans un bouge indescriptible, et parfaitement ivre, l'autre
aussi. Suivent des scènes analogues, à la Kean et à
la Frédérick. Enfin il consent à aller jouer ;
mais le voilà pris d'une idée subite : « Tu joueras
avec moi », dit-il à son ami, celui-ci refuse ;
il avait un violon, mais il en jouait comme le plus épouvantable
meurtrier. « Tu joueras, ou bien je ne joue pas. »
Il n'y a pas de sermons ni de bonnes raisons qui tiennent ; il fallut
céder, Les voilà sur l'estrade, devant la fine bourgeoisie de l'endroit,
« Apportez du vin », dit l'Espagnol. Le faiseur
de sépultures, qui était connu de tout le monde, mais nullement comme
musicien, était trop ivre pour être honteux. Le vin apporté, l'on n'a
plus la patience de déboucher les bouteilles. Mes vilains garnements les
guillotinent à coups de couteau, comme les gens mal élevés. Jugez quel
bel effet sur la province en toilette ! Les dames se retirent, et
devant ces deux ivrognes, qui avaient l'air à moitié forts, beaucoup de
gens se sauvent scandalisés.
Mais bien en prit à ceux chez qui la pudeur n'éteignit
pas la curiosité et qui eurent le courage de rester. « Commence »,
dit le guitariste au marbrier. Il est impossible d'exprimer quel genre
de sons sortit du violon ivre ; Bacchus en délire taillant
de la pierre avec une scie. Que joua-t-il, ou qu'essaya-t-il de jouer ?
Peu importe, le premier air venu. Tout à coup, une mélodie
énergique et suave, capricieuse et une à la fois, enveloppe,
étouffe, éteint, dissimule le tapage criard, La guitare
chante si haut que le violon ne s'entend plus. Et cependant c'est bien
l'air, l'air aviné qu'avait entamé le marbrier.
La guitare s'exprime avec une sonorité énorme ; elle
jase, elle chante, elle déclame avec une verve effrayante, et une
sûreté, une pureté inouïes de diction. La guitare
improvisait une variation sur le thème du violon d'aveugle. Elle
se laissait guider par lui, et elle habillait splendidement et maternellement
la grêle nudité de ses sons. Mon lecteur comprendra que ceci
est indescriptible ; un témoin vrai et sérieux m'a
raconté la chose, Le public à la fin était plus ivre
que lui. L'Espagnol fut fêté, complimenté, salué
par un enthousiasme immense. Mais sans doute le caractère des gens
du pays lui déplut ; car ce fut la seule fois qu'il consentit
à jouer.
Et maintenant où est-il ? Quel soleil a contemplé ses derniers rêves ?
Quel sol a reçu sa dépouille cosmopolite ? Quel fossé a abrité son
agonie ? Où sont les parfums enivrants des fleurs disparues ?
Où sont les couleurs féeriques des anciens soleils couchants ?
III
Je ne vous ai rien appris sans doute de bien nouveau. Le vin est connu
de tous ; il est aimé de tous. Quand il y aura un vrai médecin philosophe,
chose qui ne se voit guère, il pourra faire une puissante étude sur le
vin, une sorte de psychologie double dont le vin et l'homme composent
les deux termes. Il expliquera comment et pourquoi certaines boissons
contiennent la faculté d'augmenter outre mesure la personnalité de l'être
pensant, et de créer, pour ainsi dire, une troisième personne, opération
mystique, où l'homme naturel et le vin, le dieu animal et le dieu végétal,
jouent le rôle du Père et du Fils dans la Trinité ; ils engendrent
un Saint-Esprit, qui est l'homme supérieur, lequel procède également des
deux.
Il y a des gens chez qui le dégourdissement du vin est si puissant que
leurs jambes deviennent plus fermes et l'oreille excessivement fine. J'ai
connu un individu dont la vue affaiblie retrouvait dans l'ivresse toute
sa force perçante primitive. Le vin changeait la taupe en aigle.
Un vieil auteur inconnu a dit : Rien n'égale la joie de l'homme
qui boit, si ce n'est la joie du vin d'être bu. En effet, le vin
joue un rôle intime dans la vie de l'humanité, si intime
que je ne serais pas étonné que, séduits par une
idée panthéistique, quelques esprits raisonnables lui attribuassent
une espèce de personnalité. Le vin et l'homme me font l'effet
de deux lutteurs amis sans cesse combattant, sans cesse réconciliés.
Le vaincu embrasse toujours le vainqueur.
Il y a des ivrognes méchants ; ce sont des gens naturellement méchants.
L'homme mauvais devient exécrable, comme le bon devient excellent.
Je vais parler tout à l'heure d'une substance mise à la mode depuis quelques
années, espèce de drogue délicieuse pour une certaine catégorie de dilettantistes,
dont les effets sont bien autrement foudroyants et puissants que ceux
du vin. J'en décrirai avec soin tous les effets, puis, reprenant la peinture
des différentes efficacités du vin, je comparerai ces deux moyens artificiels,
par lesquels l'homme exaspérant sa personnalité crée, pour ainsi dire,
en lui une sorte de divinité.
Je montrerai les inconvénients du haschisch, dont le moindre,
malgré les trésors de bienveillance inconnus qu'il fait
germer en apparence dans le coeur, ou plutôt dans le cerveau de
l'homme, dont le moindre défaut, dis-je, est d'être antisocial,
tandis que le vin est profondément humain, et j'oserais presque
dire homme d'action.
[...]
VI
En Égypte, le gouvernement défend la vente et le commerce du haschisch,
à l'intérieur du pays du moins. Les malheureux qui ont cette passion viennent
chez le pharmacien prendre, sous le prétexte d'acheter une autre drogue,
leur petite dose préparée à l'avance. Le gouvernement égyptien a bien
raison. Jamais un État raisonnable ne pourrait subsister avec l'usage
du haschisch. Cela ne fait ni des guerriers ni des citoyens. En effet,
il est défendu à l'homme, sous peine de déchéance et de mort intellectuelle,
de déranger les conditions primordiales de son existence, et de rompre
l'équilibre de ses facultés avec les milieux. S'il existait un gouvernement
qui eût intérêt à corrompre ses gouvernés, il n'aurait qu'à encourager
l'usage du haschisch.
On dit que cette substance ne cause aucun mal physique. Cela est vrai,
jusqu'à présent du moins. Car je ne sais pas jusqu'à
quel point on peut dire qu'un homme qui ne ferait que rêver et serait
incapable d'action se porterait bien, quand même tous ses membres
seraient en bon état. Mais c'est la volonté qui est attaquée,
et c'est l'organe le plus précieux. Jamais un homme qui peut, avec
une cuillerée de confitures, se procurer instantanément
tous les biens du ciel et de la terre, n'en acquerra la millième
partie par le travail. Il faut avant tout vivre et travailler.
L'idée m'est venue de parler du vin et du haschisch dans le même
article, parce qu'en effet il y a en eux quelque chose de commun :
le développement poétique excessif de l'homme. Le goût
frénétique de l'homme pour toutes les substances, saines
ou dangereuses, qui exaltent sa personnalité, témoigne de
sa grandeur. Il aspire toujours à réchauffer ses espérances
et à s'élever vers l'infini. Mais il faut voir les résultats.
Voici une liqueur qui active la digestion, fortifie les muscles, et enrichit
le sang. Prise en grande quantité même, elle ne cause que
des désordres assez courts. Voilà une substance qui interrompt
les fonctions digestives, qui affaiblit les membres et qui peut causer
une ivresse de vingt-quatre heures. Le vin exalte la volonté, le
haschisch l'annihile. Le vin est un support physique, le haschisch est
une arme pour le suicide. Le vin rend bon et sociable. Le haschisch est
isolant. L'un est laborieux pour ainsi dire, l'autre essentiellement paresseux.
À quoi bon, en effet, travailler, labourer, écrire, fabriquer
quoi que ce soit, quand on peut emporter le paradis d'un seul coup ?
Enfin le vin est pour le peuple qui travaille et qui mérite d'en
boire. Le haschisch appartient à la classe des joies solitaires ;
il est fait pour les misérables oisifs. Le vin est utile, il produit
des résultats fructifiants. Le haschisch est inutile et dangereux.
Charles Baudelaire, Les Paradis artificiels
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