Lettre à Jean-Hippolyte Tisserant

Projet de drame (cf. « Le Vin de l'assassin »)

Samedi 28 janvier 1854.

J'ai reçu de vous une lettre, mon cher Monsieur Tisserant, qui contient un gros paquet de compliments. Attendez donc que je les aie mérités. - Nous verrons plus tard s'il y a lieu pour moi d'être loué ; du reste, je sens très bien que je vais faire sur moi-même, - et cela aura été, il faut le dire, à votre instigation, - une grande épreuve. - Dans peu de temps d'ici, je saurai si je suis capable d'une bonne conception dramatique. - C'est du reste à ce sujet, et pour vous mettre au courant de l'état de cette conception, que je vous écris une lettre un peu longue, que j'avais le projet de vous écrire depuis plusieurs jours, et que je remettais de jour en jour.

- D'abord, permettez-moi de vous dire une chose dont je serai enchanté d'être débarrassé, car elle frise l'indiscrétion, et quand bien même nous serions des anges, nous sommes des connaissances bien nouvelles. Mes articles, mes malheureux articles, mes maudits articles ont l'air de s'allonger sous ma main, j'ai encore pour quelques jours de travail, je ne peux pas quitter ma table sous peine de retarder le moment bienheureux où je serai débarrassé de ce souci et surtout où je toucherai une grosse somme. Or, je n'ai plus le sol, littéralement ; 20, 25 francs représentent pour moi, quand je suis enfermé comme maintenant, une semaine. Il va sans dire que, si cela ne troublait pas trop votre bourse, - je vous les remettrais bientôt, peut-être dans les premiers jours de février, - et - si vous vouliez être tout à fait aimable, au lieu de les remettre à cet homme, vous me les apporteriez vous-même, - et vous viendriez me faire une visite, surtout si vous n'avez pas d'argent. Une bonne visite est, quand on vit enfermé, - la meilleure des distractions.

Je reviens à notre affaire qui me tient à coeur ; je désire fortement que nous nous entendions très bien, je sens que je peux avoir besoin de vous, et je crois que dans de certains cas vous devez, mieux que moi, distinguer le possible de l'impossible.

- Quoique ce soit une chose importante, - je n'ai pas encore songé au titre ; - LE PUITS ? L'IVROGNERIE ? LA PENTE DU MAL ? etc.

Ma principale préoccupation, quand je commençai à réver à mon sujet, fut à quelle classe, à quelle profession doit appartenir le personnage principal de la pièce ? J'ai décidément adopté une profession lourde, triviale, rude. LE SCIEUR DE LONG. Ce qui m'y a presque forcé, c'est que j'ai une chanson dont l'air et horriblement mélancolique, et qui ferait je crois un magnifique effet au théâtre, si nous mettons sur la scène le lieu ordinaire du travail, ou surtout, si, comme j'en ai une immense envie, je développe au troisième acte le tableau d'une goguette lyrique ou d'une lice chansonnière. Cette chanson est d'une rudesse singulière. Elle commence par :

Rien n 'est aussi-z-aimable,
Fonfru-Cancru-Lon-La-Lahira -
Rien n 'est aussi-z-aimable
Que le Scieur de Long.

Et ce qu'il y a de meilleur, c'est qu'elle est presque prophétique, elle peut devenir La Romance du Saule de notre drame populacier. Ce scieur de long si aimable finit par jeter sa femme à l'eau, et il dit en parlant à la Sirène (que c'est donc bizarre ! je présume qu'il est question de la vague, et de son bruit musical, car il y a pour moi une lacune avant cet endroit)

Chante, Sirène, chante,
Fonfru- Cancru-Lon-La-Lahira -
Chante, Sirène, Chante,
T'as raison de chanter,

Car t'as la mer à boire,
Fonfru-Cancru-Lon-La-Lahira
Car t'as la mer à boire,
Et ma mie à manger !

Il faudra que j'écrive à quelqu'un du pays pour remplir cette lacune et pour faire noter l'air.

Mon homme est rêveur, fainéant, il a, ou il croit avoir des aspirations supérieures à son monotone métier, et comme tous les rêveurs fainéants, il s'enivre.

La femme doit être jolie. - Un modèle de douceur, de patience, et de bon sens.

Le tableau de la Goguette a pour but de montrer les intincts lyriques du peuple, souvent comiques et maladroits. Autrefois, j'ai vu les goguettes, - il faudra que j'y retourne. - Ou plutôt nous irons ensemble, il sera peut-être même possible d'y prendre des échantillons de poésie tout faits. De plus, ce tableau nous fournit un délassement au milieu de ce cauchemar lamentable.

Je ne veux pas ici vous faire un scénario détaillé, puisque, dans quelques jours, j'en ferai un dans les règles, et celui-là vous l'analyserez de façon à m'éviter quelques gaucheries. Je ne vous donne aujourd'hui que quelques notes.

Les deux premiers actes sont remplis par des scènes de misère, de chômage, des querelles de ménage, - d'ivrognerie et de jalousie. Vous verrez tout à l'heure l'utilité de cet élément nouveau.

Le troisième acte, La Goguette, - où sa femme de qui il vit séparé, inquiète de lui, vient le chercher. - C'est là qu'il lui arrache un rendez-vous pour le lendemain soir, - DIMANCHE.

Le quatrième acte. Le crime, - bien prémédité, bien préconçu. - Quant à l'exécution, je vous la raconterai avec soin.

Le cinquième acte. - (Dans une autre ville.) Le dénouement, c'est-à-dire la dénonciation du coupable par lui-même, sous la pression d'une obsession. Comment trouvez-vous cela ? - Que de fois j'ai été frappé par des cas semblables en lisant la Gazette des tribunaux !

Vous voyez combien le drame est simple. Pas d'imbroglios, pas de surprises. Simplement le développement d'un vice, et des résultats successifs d'une situation.

J'introduis deux personnages nouveaux :

Une soeur du scieur de long, créature aimant les rubans, les bijoux à 5 sols, les guinguettes et les bastringues ; ne pouvant pas comprendre la vertu chrétienne de sa belle-soeur. - C'est le type de la perversité précoce parisienne.

Un homme jeune, - assez riche, - d'une profession plus élevée, - profondément épris de la femme de notre ouvrier, - mais honnête et admirant sa vertu. - Il parvient à glisser de temps à autre un peu d'argent dans le ménage.

Quant à elle, malgré sa puissante religion, sous la pression des souffrances que lui impose son mari, - elle pense quelquefois un peu à cet homme, et ne peut pas s'empêcher de rêver à cette existence plus douce, plus riche, plus décente, qu'elle aurait pu mener avec lui. - Mais elle se reproche cette pensée comme un crime, et lutte contre cette tendance; - je présume que voilà un élément dramatique. - Vous avez déjà deviné que notre ouvrier saisira avec joie le prétexte de sa jalousie surexcitée pour se cacher à lui-même qu'il en veut surtout à sa femme de sa résignation, de sa douceur, de sa patience, de sa vertu. - Et cependant il l'aime, - mais la boisson et la misère ont déjà altéré son raisonnement. - Remarquez de plus que le public des théâtres n'est pas familiarisé avec la très fine psychologie du crime, et qu'il eût été bien difficile de lui faire comprendre une atrocité sans prétexte.

En dehors de ces personnages, nous n'avons que des êtres accessoires : peut-être un ouvrier farceur et mauvais sujet, amant de la soeur ; des filles, - des habitués de barrières, - de cabarets, - d'estaminets, - des matelots, des agents de police.

Voici la scène du crime. - Remarquez bien qu'il est déjà prémédité. L'homme arrive le premier au rendez-vous. Le lieu a été choisi par lui. - Dimanche soir. Route ou plaine obscure. - Dans le lointain, bruits d'orchestre de bastringue. - Paysage sinistre et mélancolique des environs de Paris. - Scènes d'amour, - aussi tristes que possible, - entre cet homme et sa femme; il veut se faire pardonner, - il veut qu'elle lui permette de vivre et de retourner près d'elle. - Jamais il ne l'a trouvée si belle. - Il s'attendrit de bonne foi. - Ils passent, s'éloignent, repassent. La scène peut ainsi rester vide une ou deux fois, - ce qui, à ce qu'on dit, est contre les règles ; mais je m'en fiche, - je crois que cette scène vide, ce paysage nocturne solitaire peuvent augmenter le lugubre de l'effet. - Il en redevient presque amoureux ; il désire, il supplie, - la pâleur, la maigreur la rendent plus intéressante, et sont presque des excitants. Il faut que le public devine de quoi il est question. Malgré que la pauvre femme sente aussi sa vieille affection remuée, - elle se refuse à cette passion sauvage dans un pareil lieu. - Ce refus irrite le mari qui attribue cette chasteté à l'existence d'une passion adultère ou à la défense d'un amant. « Il faut en finir, - cependant je n'en aurai jamais le courage, - je ne peux pas faire cela MOI-MÊME. » Une idée de génie - pleine de lâcheté et de superstition, - lui vient.

Il feint de se touver très mal, ce qui n'est pas difficile, son émotion vraie aidant à la chose; « Tiens, là-bas, au bout de ce petit chemin, à gauche, - tu trouveras un poirier (ou un pommier), - va me chercher un fruit. » (Remarquez qu'il peut trouver un autre prétexte -. je jette celui-là sur le papier en courant.)

La nuit est très noire, la lune s'est cachée. Sa femme s'enfonçant dans les ténèbres, il se lève de la pierre où il s'est assis, et se colle l'oreille contre terre : « à la grâce de Dieu ! si elle échappe, tant mieux, - si elle y tombe, c 'est Dieu qui la condamne. »

Il lui a indiqué la route où elle doit trouver un puits, presque à ras de la terre.

On entend le bruit d'un corps lourd tombant dans l'eau, - mais précédé d'un cri, - et les cris continuent.

« Que faire ? On peut venir, - je puis passer, je passerai pour l'assassin. - D'ailleurs, elle est condamnée. - Ah ! il y a les pierres ! - les pierres qui font le bord du puits ! »

Il disparaît en courant.

Scène vide.

À mesure que le bruit des pavés tombants se multiplie, les cris diminuent. - Ils cessent.

L'homme reparaît : « JE SUIS LIBRE ! - Pauvre ange, elle a dû bien souffrir ! »

Tout ceci doit être entrecoupé par le bruit lointain de l'orchestre. A la fin de l'acte, des groupes d'ivrognes et de grisettes qui chantent, entre autres la soeur, reviennent par la route.

Voici en peu de mots l'explication du dénouement. Notre homme a fui. - Nous sommes maintenant dans un port de mer ; - il pense à s'engager comme matelot. - Il boit effroyablement : estaminets, tavernes de matelots, - musicos. - Cette idée : Je suis libre, libre, libre - est devenue l'idée fixe, obsédante. Je suis libre, je suis tranquille, on ne saura jamais rien. Et comme il boit toujours, et qu'il boit effroyablement depuis plusieurs mois, sa volonté diminue toujours, - et l'idée fixe finit par se faire jour par quelques paroles prononcées à voix haute. Sitôt qu'il s'en aperçoit, il cherche à s'étourdir par la boisson, par la marche, par la course ; - mais l'étrangeté de ses allures le fait remarquer, - un homme qui court toujours a évidemment fait quelque chose. On l'arrête ; alors avec une volubilité, une ardeur, une emphase extraordinaire, avec une minutie extrême, - très vite, très vite, comme s'il craignait de n'avoir pas le temps d'achever, il raconte tout son crime. - Puis, il tombe évanoui. Des agents de police s'en emparent et le portent dans un fiacre.

C'est bien fin, n'est-ce pas, et bien subtil ? mais il faut absolument le faire comprendre. Avouez que c'est vraiment terrible. On peut faire reparaître la petite soeur dans une de ces maisons de débauche et de ribote faites pour les matelots.

Encore deux mots, êtes-vous fort vis-à-vis de vos directeurs ?

Est-il vrai que Royer impose sa collaboration secrète ? - Je n'accepterais pas cela.

Je suis tout à vous. Mes terribles besoins d'argent vous répondront de mon activité.

Ch. Baudelaire.

Vous me ferez vos observations là-dessus. Je serais bien disposé à diviser l'oeuvre en plusieurs tableaux courts, au lieu d'adopter l'incommode division des cinq longs actes.

C. B.

Ne détruisez pas ma lettre, elle pourra, dans de certains cas, nous servir de note, ou de mémento.