Fantômes du Brûlé

 

Comment représenter la mémoire ?

Non loin de chez moi, en contrebas du plateau du Bessy, non loin de Saint-Étienne, eurent lieu deux répressions de grèves de mineurs.

La plus récente est celle du puits Cambefort à Roche, actuellement siège des compagnons d’Emmaüs. En 1948, les CRS tirèrent sur les mineurs qui tentaient de reprendre possession de leur lieu de travail, en tuant deux et en blessant grièvement plusieurs autres. J’ai travaillé sur cet événement à partir des photographies de Léon Leponce publiées récemment par des historiens. Ces derniers indiquent très précisément dans leur livre l’endroit d’où elles furent prises. J’ai donc fait six images du même point de vue et créé des superpositions, de manière à ce que les personnes engagées dans l’événement apparaissent comme des fantômes qui hantent encore les lieux. Ces photographies sont visibles sur mon site Web.

En ce qui concerne la fusillade du Brûlé, qui eut lieu en 1869, tout à la fin du Second Empire,, une telle approche est impossible. S’il existe quelques photos prises après l’événement (par qui ?, je ne sais pas) et conservées aux Archives départementales, en revanche les lieux ont été entièrement remodelés depuis 1869, tant par la mine elle-même, qui est une puissante remodeleuse, que par des travaux d’aménagement dus à la création de zones d’activité industrielles, commerciales ou sportives et des changements dans la voirie.

Comment dès lors mettre en scène pour le maintenir le souvenir de cet événement ? J’ai choisi de photographier non pas l’événement lui-même mais ceux qui portent sa mémoire. Il s’agira de faire des portraits de personnes qui connaissent les faits suffisamment bien pour en produire un récit. Le dispositif sera le suivant : le portrait de la personne sera fait alors qu’elle est en train de raconter ce qui s’est passé ce 16 juin 1869. Cette image sera ensuite détourée et collée sur une autre image en relation directe avec la fusillade elle-même : des détails des photographies prises ce jour-là, l’atlas Beaunier, une carte des Houillères datant de l’époque, la carte d’État-major que le capitaine Gautrand avait en main et d’après laquelle il a choisi de passer par l’ancienne voie de chemin de fer,… L’image sera accompagnée d’une phrase tirée du récit de la personne photographiée.

Quelles personnes justement, et combien ? Le nombre des portraits s’est imposé de lui-même, tant le nombre 14 est présent dans ce fait historique : 14 morts, 14 soldats blessés (même si leur nombre est sans aucun doute exagéré pour faire écho à celui des fusillés), 14 conseillers municipaux stéphanois qui protestent officiellement et demandent l'éloignement du régiment responsable . Dans l’esprit humain, c’est un nombre au symbolisme important, qui exprime l’infini : c’est le nombre de vers d’un sonnet, celui des morceaux du corps d’Osiris chez les anciens Egyptiens ; en extrême-Orient il est relié à la mort et chez les Grecs anciens, c’est le nombre des dieux de l’Olympe.

Si les raconteurs sont un peu transparents, c'est parce que celui qui se souvient est un peu le fantôme de ceux dont il porte la mémoire.

Un récit détaillé des événements