Un théâtre de références

 

Qu'Ubu roi ne soit pas une pièce réaliste est une évidence sur laquelle il n'est pas besoin de s'étendre.

En fait dans cette pièce Jarry joue sur un ensemble de références, à sa propre biographie d'abord, à l'héraldique, mais également au théâtre en général. Pour finir nous serons obligés de constater que le rapport d'Ubu à la réalité est plus complexe qu'il n'y paraît.

 

1. Une farce potache

On sait (cf. la biographie) que l'original du Père Ubu était un professeur de physique du lycée de garçons de Rennes, que les condisciples de Jarry avaient affublé de toute une série de surnoms (P. H., Père Ébé, etc.) et à propos duquel ils avaient développé toute une geste d'épopées burlesques. C'est de ces textes que Jarry s'inspire directement pour Ubu cocu et Ubu roi.

Il reste des traces de cette origine dans Ubu roi. Ainsi le père Ubu aime l'andouille (« Tu pourrais [...] manger fort souvent de l'andouille », lui dit la Mère Ubu dans la scène 1 de l'acte I) ; or c'était, semble-t-il un des plats favoris de Félix Hébert. Par ailleurs le mot « physique » est présent dans le texte d'Ubu roi (7 fois) ; il est le plus souvent en composition (« corne physique » III 8 ; « bâton à physique » IV 3 et IV 4, « arme à physique » IV 3.) ; de plus il contamine le mot « finance », le transformant en « phynance ». Ces deux termes sont d'ailleurs, d'après Michel Arrivé, équivalents à la « merdre », c'est dire leur importance.

 

2. Une héraldique pataphysique

Quatre noms de personnages importants viennent directement de l'héraldique, de la science du blason, qui était importante pour Jarry et qui apparaît dans plusieurs de ses autres œuvres (César-Antéchrist).

Dans la gravure de Jarry qui représente les palotins, les habits sont décorés de lignes qui évoquent les dessins héraldiques. A partir de là, les noms prennent des valeurs symboliques difficiles à définir.

 

3. Des références littéraires

Tout le texte d'Ubu roi foisonne de références à des œuvres littéraires, et principalement théâtrales. Nous nous contenterons d'en relever deux :

  • Rabelais : dans l'épigraphe Jarry imite le style et la langue du grand romancier humaniste de la Renaissance. Par ailleurs les thèmes sexuels et scatologiques abondent dans la pièce comme dans Gargantua ou Pantagruel.
  • Gogol : la bataille entre les Russes et Polonais de l'acte IV semble tout droit sortie de Taras Boulba, le roman de l'écrivain russe Nicolaï Gogol.

 

4. Les références théâtrales

  • la tragédie
    • C'est principalement à Shakespeare que Jarry renvoie, et ce dès l'épigraphe : « Adonc, le père Ubu hoscha la poire, dont fut depuis nommé par les Anglois Shakespeare », et jusqu'à la dernière scène, où le bateau des fuyards double la pointe danoise d'Elseneur, où se déroule la pièce d'Hamlet. La première scène reprend le premier acte de Macbeth, où Lady Macbeth convainc son mari, fait « thane de Cawdor » par Duncan, comme Ubu comte de Sandomir par Venceslas, de tuer le roi. On pourrait multiplier les exemples, les citations qui rapprochent Ubu roi du drame élisabéthain du tyran usurpateur (les pièces déjà citées, mais aussi Richard II, Richard III et Henry V). La gloutonnerie d'Ubu rappelle celle d'un autre personnage de Shakespeare, Falstaff.
    • C'est aussi à la tragédie grecque : Ubu roi, par son titre, rappelle Œdipe roi de Sophocle, comme plus tard Ubu enchaîné renverra à Prométhée enchaîné d'Eschyle.
    • Jarry, quoique de manière moins évidente, fait également référence à la tragédie française. On relèvera par exemple la phrase de la mère Ubu « Grâce au Ciel j'entrevoi/Monsieur le père Ubu qui dort auprès de moi. (V 1) », présentée comme une citation (un hémistiche et un alexandrin) ; elle pastiche la phrase d'Andromaque « Grâce au Ciel j'entrevoi.../Dieux! quels ruisseaux de sang coulent autour de moi. » (V 5 v. 1627-8). Par ailleurs Racine a lui aussi écrit une pièce de la tyrannie et de l'usurpation, Britannicus.
  • le drame romantique/le mélodrame
    • les personnages de la reine et de Bougrelas viennent tout droit du mélodrame, dont on reconnaît également le thème général : le traître qui ourdit son complot dans l'ombre et sera finalement vaincu.
    • l'escalier secret de la scène 4 de l'acte II ne peut pas ne pas rappeler « l'escalier/dérobé » d'Hernani de Victor Hugo, dont la première fut encore plus houleuse que celle d'Ubu roi.
    • de nombreuses attitudes sont reprises des drames historiques (les épées remises par Bordure et par son ancêtre à Bougrelas, etc.)
  • la farce : on retrouve dans la pièce de Jarry tout l'univers de ces courtes et vulgaires pièces comiques : les grossières allusions sexuelles (l'andouile, Cornegidouille, etc.), la scatologie (la merdre, etc.), le caractère du personnage principal (glouton, lâche).
  • les marionnettes : les premières représentations d'Ubu roi furent jouées par des marionnettes. Ce ne furent pas les seules (cf. biographie). Les gravures d'Ubu le représentent comme une sorte de pantin.

Ubu roi fait donc référence à l'ensemble du théâtre occidental, entrechoquant les textes, les registres et les genres fondamentaux.

 

5. Un rapport complexe à la réalité : l'exemple de la Pologne

Si Jarry affirme qu'Ubu roi se passe « en Pologne, c'est-à-dire Nulle Part » (discours prononcé à la première représentation), ce n'est pas si simple que cela : les allusions à la Pologne réelle sont nombreuses dans le texte. Les noms des villes sont exacts, le rixdale est vraiment une monnaie polonaise historique, Venceslas, Ladislas et Boleslas sont des noms slaves authentiques, de même que Stanislas Leczinski (III 3), qui est un ancien roi de Pologne qui acheva sa vie à Nancy, après avoir été chassé de son trône. Le fait de dire que la Pologne est « nulle part » est d'ailleurs une référence précise à l'histoire de ce pays, toujours envahi, déchiré entre la Russie et l'Allemagne.

Mais la monnaie est également en « francs » (III 2) et en « sous » (III 7) ; « Bougrelas » n'a rien à voir avec la composition des noms polonais ; Stanislas Leczinski est un paysan et non un roi, et la Pologne en question est parfaitement fantaisiste, ainsi que nous le dit la dernière phrase : « S'il n'y avait pas de Pologne, il n'y aurait pas de Polonais. »

De la même manière le rapport du théâtre de Jarry à la réalité est toujours complexe : il y fait référence, lui échappe et la parodie.

 

Conclusion

Est-ce à dire que Jarry ne fait pas œuvre de création en écrivant Ubu roi ? Bien sûr que si. D'abord être original ne signifie pas écrire comme si l'on était le premier à le faire, mais prendre une place personnelle dans l'histoire de la littérature.

Ensuite la pièce illustre un genre particulier, et le pousse dans ses derniers retranchements : la parodie. Or une parodie est toujours une manière de se moquer, mais d'affirmer en même temps que quelque chose est sérieux.