Comme nous le montre le tableau exposant la structure du roman, le roman est une tresse à trois brins, assez peu cohérente a priori :
On se demandera donc comment ces trois éléments peuvent fonctionner ensemble, et surtout une réflexion philosophique sérieuse parfois à la limite de l'aridité (comme le cours de démographie que donne Usbek à Rhédi) avec une intrigue pleine de couleur locale et d'allusions érotiques parfois assez précises. Une première réponse est évidemment que le récit de voyage constitue une passerelle entre les deux autres brins de la tresse, puisque justement le voyage emmène Usbek et Rica de Perse (où se trouve le sérail) jusqu'en Europe (lieu du développement philosophique). Toutefois on observera que le roman du voyage est autant celui de Rica que celui d'Usbek, et que ce dernier est le seul héros des deux autres brins de la tresse.
a. La mode de l'Orient et la couleur locale
Au
début du XVIIIe siècle, l'Orient musulman est
à la mode en Europe. Antoine Galland vient de traduire pour la
première fois les Mille et
une Nuits. Deux voyageurs,
Jean Chardin et Jean-Baptiste
Tavernier viennent de partir
en Perse et d'en revenir avec
des récits de voyage, descriptions très précises
de la société persane. Dès avant ces analyses
anthropologiques l'Orient avait été l'objet d'une
comédie (la turquerie du Bourgeois
gentilhomme de Molière) et d'une tragédie, Bajazet, de Racine, pour ne citer
que deux textes célèbres. La satire de la
société contemporaine par un témoin qui arrive de
l’extérieur avait déjà été
pratiquée par Gian Paolo Marana dans L’Espion du Grand Seigneur
(1684-1689), qui relatait avec ironie les événements
survenus en France depuis un demi-siècle. L’exotisme du
sérail s’était développé avec la
publication des récits de voyage en Orient et d’essais
tels que le Traité des
eunuques de Charles Ancillon (1707).
Montesquieu
a lu tous ces auteurs, et bien d'autres, et il y fait de nombreuses
références dans ses Lettres
persanes. Se
placer dans ce contexte littéraire, c'était pour
Montesquieu donner à ses
idées un enrobage susceptible de plaire, utiliser la mode pour
exprimer des idées somme toute assez arides.
b. Fonder le procédé du regard de l'étranger
Nous avons vu que le thème central du récit de voyage, qui fonde également la réflexion philosophique, est le regard de l'étranger, naïf et qui par là révèle la vérité et l'étrangeté des coutumes qu'il observe. Afin que ce soit plus sérieux, il est nécessaire que les Persans apparaissent vraiment comme des Persans, et non comme des Français déguisés. Si aucun d'eux n'avait de sérail, s'ils étaient vêtus comme des Européens (cf. lettre 30), s'ils ne s'adressaient pas à «Méhemet-Ali, serviteur des Prophètes» (lettre 18), ils ne sembleraient pas crédibles, aux yeux des lecteurs français de 1721, habitués aux turqueries et autres romans pseudo-orientaux. Et une grande partie de l'effet serait perdu, puisque la réflexion philosophique sur la politique, la religion, la place des femmes, les ouvrages de l'esprit, passe par le regard décalé de l'étranger. Le roman du sérail, par sa couleur locale, sert donc la réflexion philosophique.
Il est vrai aussi que Montesquieu ne va pas très loin dans ce domaine. Certes ses Persans appellent les moines «dervis», certes la lettre 16 est un bel exemple d'imitation du style oriental, mais si les noms propres constituent un gage d'exotisme, n'oublions pas que certains d'entre eux sont francisés (Zélide ou Roxane). De plus on ne voit guère, de la Perse, que le sérail d'Usbek; aucune scène de rue, aucune description du palais du schah. Ce qui nous amène à reposer le problème du rapport entre la Philosophie et le harem, et ce en termes plus philosophiques.
a. Le sérail et la cour du roi de France
Le harem apparaît comme un lieu soumis à la volonté d'un maître, dont chacun cherche la faveur. Il bruisse d'intrigues. Pour parvenir à se faire remarquer une femme doit jouer de tous ses atouts, mais elle doit également passer par ces êtres sans pouvoir réel, simples reflets de leur maître, les eunuques. Comment ne pas penser ici à la cour de France telle qu'elle fut organisée par Louis XIV, dans le but de réduire l'aristocratie à l'impuissance? C'est un espace clos, sans prise sur le monde réel, dont le roi est le maître absolu. Les courtisans cherchent à obtenir sa faveur. Les intrigues y vont par conséquent bon train. Versailles comme le harem, est le monde de l'apparence. Le sérail est l'image de la cour du Roi-soleil.
b.
Illustration du despotisme
Le sérail est
l'image d'un pays soumis au despotisme. Usbek est le despote. Les
femmes sont les sujets soumis à l'arbitraire. Les eunuques
représentent le gouvernement et les forces de maintien de
l'ordre. Comme dans un pays soumis à la volonté
d'un tyran, il ne règne aucune liberté, les
épouses sont coupées de la vie. Elles n'ont,
comme dans les régimes despotiques, que la
possibilité de se révolter, et aucune de
discuter. Le résultat de cet état est, pour le
tyran, une perte de contact totale avec la réalité
des êtres qu'il gouverne (cf.
Roxane), et pour ces derniers, la seule issue est la mort. Finalement
l'être central du harem est l'eunuque à la description de
la psychologie duquel Montesquieu s'est particulièrement
attaché: son pouvoir vient de son impuissance, il est le gardien
parfois impitoyable de femmes dont il est également le jouet,
qui en même temps le craignent et le méprisent; et, dans
sa position intermédiaire, il exprime à la fois le
malheur du maître, et celui de la femme, trompés tous
deux,
et promis à la mort; le despotisme «attriste la vie».
La conclusion implicite des
deux remarques précédentes est que le
régime politique français, la monarchie absolue, est une
variante du
despotisme. La critique est virulente, même si elle est bien
dissimulée. Le sérail, constitué pour le
plaisir du maître absent qui en confie la garde aux eunuques,
devient l’image du royaume dont le pouvoir est aux mains
d’un roi trop vieux (Louis XIV) ou trop jeune
(Louis XV).
Montesquieu a la réputation d'être un auteur qui ne sait pas composer, mettre en place les idées, les thèmes et les parties du discours de manière à donner l'image d'un tout cohérent et organisé dans une succession logique. Néanmoins nous venons de voir que la composition des Lettres persanes répond à une logique complexe, et qui n'apparaît pas au premier abord. Le texte est composite, mis en place de façon subtile, non pas dans une succession, mais dans une realtion directe entre les éléments qui se tressent les uns aux autres plus qu'ils ne se succèdent.