La différence dans les Lettres persanes

Dans son roman, Montesquieu ne cesse de mettre en avant le concept de différence. Le fait de choisir des Persans et de les faire voyager en Europe s'y prête bien évidemment. Mais la différence dépasse ce cadre, et elle constitue même une des questions centrales du livre.


1. Les cultures

Le fait de faire venir des Persans en Europe est évidemment une manière simple de mettre en contact des cultures différentes. Mais Montesquieu va plus loin, car il évoque l'ensemble des peuples de l'Europe, jusqu'à la Russie, et plusieurs pays asiatiques (la Perse, l'Empire Ottoman, mais aussi la Chine, etc.), et jusqu'à des peuplades imaginaires comme les Troglodytes.

Souvenez-vous des lettres 24 et 30 que nous avons étudiées, et dans lesquelles la différence est affirmée avec force.

Voici quelques autres exemples de ces différences, évoquées sur des tons différents:

«La gravité est le caractère brillant des deux nations [Espagne et Portugal]; elle se manifeste principalement de deux manières: par les lunettes et par la moustache.» (lettres dans la lettre 78)

«[Les Moscovites] ont une manière de recevoir leurs hôtes qui n'est point du tout persane. Dès qu'un étranger entre dans la maison, le mari lui présente sa femme; l'étranger la baise; et cela passe pour une politesse faite au mari.» (Lettre 51).

«J'avais à peine six ans que je ne pouvais vivre sans ma soeur [...] Mon père, étonné, d'une si forte sympathie, aurait bien souhaité de nous marier ensemble, selon l'ancien usage des Guèbres, introduit par Cambyse.» (lettre 67)


2. Les individus

Mais l'auteur évoque également la différence à l'intérieur même de la société française qu'il décrit. De ce point de vue, il dresse une galerie de portraits successifs très complète, comme La Bruyère dans les Caractères. Aucune profession, aucune strate sociale, aucun type n'échappe à cette description.

La différence entre ses deux personnages principaux est également essentielle. C'est elle qui permet une vision globale, et non une description faite d'un seul point de vue. Elle ouvre ainsi l'espace social aux yeux du lecteur en une sorte de stéréoscopie.

Mais la différence essentielle, celle qui structure le livre, est la différence sexuelle. Les rapports entre les hommes et les femmes sont centraux. C'est eux qui différencient l'Europe où les femmes sont libres et cherchent à plaire, de l'Orient où elles sont invisibles et asservies. Si l'on ignore tout de possibles/probables aventures amoureuses des deux Persans en Europe, il n'en reste pas moins que c'est par la révolte des femmes du sérail de l'un d'eux que s'achève le roman, et peut-être la vie du personnage principal (lettre 155). Pensons également à la femme moscovite qui se désole de ce que son mari ne la batte pas (lettre dans la lettre 51).


3. La question de la différence et les valeurs

Si les êtres humains apparaissent si différents les uns des autres, il existe deux manières de concevoir la relation entre eux. Soit la différence est plus importante que la ressemblance, soit celle-là l'emporte sur celle-ci.

Une lecture rapide pourrait laisser croire que c'est cette dernière idée qui est celle de Montesquieu. Jamais il ne met en avant les convergences, mais fait toujours ressortir, comme nous l'avons vu, ce qui oppose les personnes et les civilisations. Il paraît prêcher un certain relativisme, qui pousse à faire de la tolérance une valeur essentielle. Cette dernière est en effet importante chez Montesquieu, sur le plan religieux comme sur d'autres, dans la mesure où c'est toujours l'humanité qu'il montre dans ses différentes facettes. La tolérance, religieuse en particulier, est pour lui une valeur fondatrice.

Néanmoins certaines valeurs semblent dépasser les différences et s'ancrer dans un fond humain primordial.

Il s'agit d'abord de la vertu, qui permet aux bons Troglodytes de survivre et de prospérer. C'est elle qui manque aux femmes d'Usbek (mais elles ne peuvent y accéder puisqu'elles sont maintenues en esclavage et non libres). C'est elle encore qui manque à Usbek, ce que Zélis voit bien quand elle lui écrit cette phrase essentielle: «Votre âme se dégrade et vous devenez cruel. Soyez sûr que vous n'êtes point heureux.» (lettre 158)

La raison est l'autre pilier d'une humanité en accord avec elle-même. C'est à elle qu'Usbek fait appel pour défendre le suicide (lettre 76), pour se lancer dans de longues explications scientifiques sur les causes du dépeuplement (lettres 112-122). Les philosophes qu'il lit sont «les plus sensés» (69), les législateurs au contraire lui paraissent des hommes «bornés» (129).

Les deux fonctionnent ensemble. Il est raisonnable d'être vertueux, comme il est vertueux d'être raisonnable. Et alors on se montrera forcément tolérant.


On peut dire qu'après avoir fait ressortir les différences dans les Lettres persanes, Montesquieu cherchera dans L'Esprit des lois, les points de convergence dans la diversité humaine, essayant de réaliser une vaste synthèse politique et anthropologique.