Ludovico Ariosto, diplomate au service du cardinal Hyppolyte d'Este, rédigea des poésies latines, des satires et des comédies inspirées des auteurs latins. Surtout, il consacra trente ans de sa vie (1502-1532) à l'écriture du Roland Furieux, un long poème héroï-comique en 46 chants et 38 736 vers qui se présente comme la suite du Roland amoureux de Mateo Maria Boiardo (XVe siècle). L'action, extrèmement complexe et qui passe en revue tous les registres du tragique au burlesque, se déroule sur fond de lutte entre Chrétiens et Sarrasins. Pour Italo Calvino, c'est une « immense partie d'échecs qui se joue sur une carte géographique du monde entier, un jeu démesuré qui se déroule simultanément dans plusieurs coins de l'échiquier. » Les pricipaux personnages en sont
Louise Labé, comme toute la Renaissance, connaissait le Roland furieux, comme en témoigne l'élégie III. |
d'après l'édition vénitienne de 1535 du Roland furieux | ||
Parce qu'Angélique aime un simple soldat, Roland devient fou. Complètement nu, il met à sac la France, l'Europe et l'Afrique. Astolphe récupérera sa raison sur la lune. Jeunes papillons qui effleurez les filets de l'Amour, fuyez et prenez garde d'y laisser vos ailes captives. Les sages vous diront que l'amour n'est que folie. Si tous les amants ne donnent pas comme Roland des signes de fureur, n'est-il pas déraisonnable de se sacrifier aux volontés d'une autre ? Si les actes de l'insensé varient, la cause est la même ; c'est comme une forêt immense où l'on ne pénêtre pas sans s'égarer, soit qu'on monte ou qu'on descende, qu'on tourne à droite ou à gauche. Pour tout dire, en un mot, quiconque s'abandonne trop à l'amour mériterait, outre mille tourments, d'être chargé de chaînes. On pourrait bien me dire: « Ami, tu conseilles les autres, et tu ne vois pas ta propre faiblesse ». Mais je réponds : « Je parle dans un moment lucide, et j'ai bien résolu (puissé-je avoir assez de force !) de m'affranchir d'un joug trop pesant. Toutefois je ne saurais le faire en ce moment, car ma blessure est trop profonde. » Je vous racontais, dans le chant précédent, que Roland, furieux et terrible, avait jeté çà et là ses armes brisées. Abandonnant Durandal, il déchirait ses vêtements, déracinait les arbres, et faisait retentir de ses cris les cavernes et les forêts. Des pasteurs, attirés par leur mauvaise étoile ou courant au-devant de la punition due à leurs fautes, s'approchêrent de lui. En voyant les marques de la force prodigieuse de cet insensé, ils prirent la fuite au hasard, tant cette soudaine terreur avait troublé leurs sens. Roland les poursuit, en saisit un, et lui arrache la tête aussi facilement que s'il eût cueilli une pomme ou une prune mûre. Il tient alors le cadavre par une jambe et s'en sert comme d'une massue pour assommer les pasteurs. Deux sont renversés et semblent dormir pour l'éternité, les autres s'enfuient, ils auraient eu peine à l'éviter s'il ne se fût jeté sur leurs troupeaux. Les laboureurs effrayés abandonnent leurs faux, leurs pioches et leurs charrues. Les ormes et les sapins ne peuvent les protéger ; ils montent sur les toits des églises et des maisons. C'est de là qu'ils contemplent la furie de Roland. Avec ses dents, ses poings et ses ongles, il taille en piêces, brise, déchire les boeufs et les chevaux. Pour lui échapper, il eût fallu des ailes. On entend, du sein des villages, s'élever de plaintifs hurlements et le son des cloches et des trompettes. Des milliers de villageois descendent des montagnes, armés de fourches, d'épieux, d'arcs et de frondes ; d'autres s'avancent dans la plaine pour attaquer Roland. Ainsi la vague, poussée par le vent du midi, caresse doucement le rivage ; la seconde roule en grondant, une troisiême se brise avec fracas, puis les autres semblent redoubler de violence ; de même on voit grossir cette foule irritée, qui, du fond des vallons et du haut des collines, se précipite sur le paladin. Les dix premiers qu'il atteint sont écrasés, dix autres subissent le même sort ; ceux qui restent jugent prudent de se tenir éloignés. Vainement ils lui lancent des traits et l'accablent de pierres : le héros est invulnérable ; c'est la volonté du Ciel qui le destine à protéger la Foi sainte. Sans doute il eût péri si la mort avait eu quelque empire sur lui ; privé de Durandal et de son armure, il eût été forcé de reconnaître son imprudence. Les villageois, voyant l'inutilité de leurs efforts, se retirent, et Roland prend sans obstacle la route d'un bourg voisin. Il est désert ; tous les habitants, jeunes et vieux, ont fui, abandonnant les mets grossiers qui forment leur nourriture. Le paladin, en délire et tourmenté par la faim, saisit avec ses ongles et ses dents tout ce qu'il trouve, cuit ou cru, sans remarquer si c'est du pain ou des glands. Il erre ensuite à travers la contrée, donnant la chasse aux hommes et aux animaux, poursuivant les chevreuils et les daims. Souvent il attaque les ours et les sangliers ; son bras nu et désarmé les terrasse ; il dévore leur chair et leurs entrailles. C'est ainsi qu'il parcourt la France. Roland Furieux, chant XXIV, traduction Philipon de la Madelaine, 1844. | |||
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