L'Arioste (1474-1533)

 

Ludovico Ariosto, diplomate au service du cardinal Hyppolyte d'Este, rédigea des poésies latines, des satires et des comédies inspirées des auteurs latins. Surtout, il consacra trente ans de sa vie (1502-1532) à l'écriture du Roland Furieux, un long poème héroï-comique en 46 chants et 38 736 vers qui se présente comme la suite du Roland amoureux de Mateo Maria Boiardo (XVe siècle). L'action, extrèmement complexe et qui passe en revue tous les registres du tragique au burlesque, se déroule sur fond de lutte entre Chrétiens et Sarrasins. Pour Italo Calvino, c'est une « immense partie d'échecs qui se joue sur une carte géographique du monde entier, un jeu démesuré qui se déroule simultanément dans plusieurs coins de l'échiquier. »

Les pricipaux personnages en sont

  • Angélique : fille du roi de Cathaï
  • Ardail : frère d'Angélique
  • Astolphe : chevalier chrétien
  • Atlant : magicien
  • Bradamante : soeur de Renaud
  • Léon : chevalier sarrasin
  • Marphise : soeur de Roger
  • Médor : soldat sarrasin, amant d'Angélique
  • Mélisse : fée
  • Renaud : chevalier chrétien
  • Roger : chevalier sarrasin
  • Roland : neveu de Charlemagne

Louise Labé, comme toute la Renaissance, connaissait le Roland furieux, comme en témoigne l'élégie III.

Portrait de l'Arioste

Portrait de L'Arioste
d'après l'édition vénitienne de 1535
du Roland furieux

Parce qu'Angélique aime un simple soldat, Roland devient fou. Complètement nu, il met à sac la France, l'Europe et l'Afrique. Astolphe récupérera sa raison sur la lune.

Jeunes papillons qui effleurez les filets de l'Amour, fuyez et prenez garde d'y laisser vos ailes captives. Les sages vous diront que l'amour n'est que folie. Si tous les amants ne donnent pas comme Roland des signes de fureur, n'est-il pas déraisonnable de se sacrifier aux volontés d'une autre ? Si les actes de l'insensé varient, la cause est la même ; c'est comme une forêt immense où l'on ne pénêtre pas sans s'égarer, soit qu'on monte ou qu'on descende, qu'on tourne à droite ou à gauche. Pour tout dire, en un mot, quiconque s'abandonne trop à l'amour mériterait, outre mille tourments, d'être chargé de chaînes. On pourrait bien me dire: « Ami, tu conseilles les autres, et tu ne vois pas ta propre faiblesse ». Mais je réponds : « Je parle dans un moment lucide, et j'ai bien résolu (puissé-je avoir assez de force !) de m'affranchir d'un joug trop pesant. Toutefois je ne saurais le faire en ce moment, car ma blessure est trop profonde. »

Je vous racontais, dans le chant précédent, que Roland, furieux et terrible, avait jeté çà et là ses armes brisées. Abandonnant Durandal, il déchirait ses vêtements, déracinait les arbres, et faisait retentir de ses cris les cavernes et les forêts. Des pasteurs, attirés par leur mauvaise étoile ou courant au-devant de la punition due à leurs fautes, s'approchêrent de lui. En voyant les marques de la force prodigieuse de cet insensé, ils prirent la fuite au hasard, tant cette soudaine terreur avait troublé leurs sens. Roland les poursuit, en saisit un, et lui arrache la tête aussi facilement que s'il eût cueilli une pomme ou une prune mûre. Il tient alors le cadavre par une jambe et s'en sert comme d'une massue pour assommer les pasteurs. Deux sont renversés et semblent dormir pour l'éternité, les autres s'enfuient, ils auraient eu peine à l'éviter s'il ne se fût jeté sur leurs troupeaux. Les laboureurs effrayés abandonnent leurs faux, leurs pioches et leurs charrues. Les ormes et les sapins ne peuvent les protéger ; ils montent sur les toits des églises et des maisons. C'est de là qu'ils contemplent la furie de Roland. Avec ses dents, ses poings et ses ongles, il taille en piêces, brise, déchire les boeufs et les chevaux. Pour lui échapper, il eût fallu des ailes. On entend, du sein des villages, s'élever de plaintifs hurlements et le son des cloches et des trompettes. Des milliers de villageois descendent des montagnes, armés de fourches, d'épieux, d'arcs et de frondes ; d'autres s'avancent dans la plaine pour attaquer Roland. Ainsi la vague, poussée par le vent du midi, caresse doucement le rivage ; la seconde roule en grondant, une troisiême se brise avec fracas, puis les autres semblent redoubler de violence ; de même on voit grossir cette foule irritée, qui, du fond des vallons et du haut des collines, se précipite sur le paladin. Les dix premiers qu'il atteint sont écrasés, dix autres subissent le même sort ; ceux qui restent jugent prudent de se tenir éloignés. Vainement ils lui lancent des traits et l'accablent de pierres : le héros est invulnérable ; c'est la volonté du Ciel qui le destine à protéger la Foi sainte. Sans doute il eût péri si la mort avait eu quelque empire sur lui ; privé de Durandal et de son armure, il eût été forcé de reconnaître son imprudence. Les villageois, voyant l'inutilité de leurs efforts, se retirent, et Roland prend sans obstacle la route d'un bourg voisin. Il est désert ; tous les habitants, jeunes et vieux, ont fui, abandonnant les mets grossiers qui forment leur nourriture. Le paladin, en délire et tourmenté par la faim, saisit avec ses ongles et ses dents tout ce qu'il trouve, cuit ou cru, sans remarquer si c'est du pain ou des glands. Il erre ensuite à travers la contrée, donnant la chasse aux hommes et aux animaux, poursuivant les chevreuils et les daims. Souvent il attaque les ours et les sangliers ; son bras nu et désarmé les terrasse ; il dévore leur chair et leurs entrailles. C'est ainsi qu'il parcourt la France.

Roland Furieux, chant XXIV, traduction Philipon de la Madelaine, 1844.

CHANT XXXII
DES PLAINTES DE BRADAMANT

Je l'ay promis, il faut qu'or je le chante,
Car je n'en eus depuis l'advisement,
D'une soupçon, qui rendit mal contente
Du bon Roger la belle Bradamant :
Une soupçon plus que l'autre cuisante,
Un plus mordant et venimeux tourment,
Qu'un qu'en oiant Richardet elle prit,
Pour elle mesme en ronger son esprit.
 Pour vray j'avois ce conte pris à faire,
Mais entre deux Regnauld est survenu,
Et de Guidon je ne l'ay sceu deffaire,
Qui l'amusant long temps me l'a tenu.
J'entray si bien de l'un en l'autre affaire,
Qu'onc de l'amant il ne m'est souvenu.
Or m'en souviens-je, or en veus-je conter,
Ains que Regnauld et Gradasse chanter.
 Donc ce pendant Bradamant se tourmente,
Que ces vingt jours durent si longuement,
Lesquels finis, à ceste triste amante,
Et à sa foy doit revenir l'amant.
A un banny, ou captif en tourment,
L'heure pour vray ne semble pas si lente,
Quand l'un attend des fers estre tiré,
Et l'autre voir son païs desiré.
 Or elle croit en ceste attente dure,
Ou que Pyron boitteus soit devenu,
Ou que le char se desbauche et demeure,
Laissant le train qu'il a tousjours tenu :
Plus chasque nuict, plus chasque jour luy dure,
Que le grand jour que le ciel retenu
Fut par l'Hebrieu pour sa foy et constance,
Ou que la nuict qu'Hercule print naissance.
 Combien de fois, combien elle eut d'envie
Sur l'ours, les glirs, les taissons endormis !
Car de dormir elle eut eu grand'envie,
Sans s'esveiller de tout le temps promis,
Et que d'ouïr chose que lon luy die,
Fors que Roger, il ne luy fust permis
Mais tant s'en faut qu'ainsi elle demeure,
Quell'ne dort pas toute la nuict une heure.
 De çà de là par la fascheuse plume
Elle se vire, et n'a point de sejour
Vers la fenestre elle va par coustume,
Pour avancer, si elle peut, le jour,
Pour espier si l'aube se rallume,
Semant ses lis et ses roses autour
Puis tout autant, lors que le jour est né,
Veut voir le ciel des estoiles orné.
 Quand elle fut à quatre ou cinq jours pres,
Lors en son coeur l'espérance certaine
Luy promettoit que d'heure à autre apres
Quelqu'un diroit : voicy Roger qu'on meine.
Elle monta mille fois les degrés,
D'une grand'tour qui descouvroit la plaine,
Et les forests et chemins qu'elle pense
Qu'on peut venir à Montaulban de France.
 S'elle de loing voit quelque arme qui luise,
S'elle voit rien qui façon d'armes aye :
Lors son Roger elle croit qu'elle advise,
Et tout à coup son oeil moite s'esgaye :
Si d'un cheval ou d'un laquais s'advise,
C'est un message. Ainsi elle se paye :
Et bien qu'encor cest espoir la déçoit,
Un autre apres et un autre en reçoit.
 Du mont souvent armée (si) devalla,
Croyant pour vray qu'en la campagne il soit,
Puis ne trouvant personne s'en alla,
Et croit qu'il est monté par autre voye.
Le vain desir qu'en y allant elle a,
Celuy la mesme au chasteau la renvoye
Il n'est icy ne là, mais ce pendant
Le temps promis se passe en attendant.
 D'un jour passa le temps attendu d'elle,
Deux, trois, huict, vingt, et encores l'amante
Ny ne le voit, ny de luy n'oit nouvelle.
Lors se plaint elle, et si fort se lamente,
Qu'elle eust fait deuil aux Seurs, par sa querelle,
A qui soustient chaque poil sa serpente,
Tant elle fait d'outrage à son poil d'or,
Sa blanche gorge, et ses beaux yeux encor
 Donc il est dit, donc c'est ma destinee,
Que je cerche un qui me fuit et se cache,
Que j'estime un dont je suis desdaignee,
Que Je prie un qui de m'avoir se fasche :
Il me veut mal, à luy je suis donnee.
Luy qui se plaist tant qu'il faudra qu'on tasche
Faire du Ciel les Deesses descendre,
Si à aimer on le veut bien apprendre.
 Je l'aime, helas, et ce hautain l'entend,
Il ne me veut pour amante ny serve :
Pour luy la mort, il le sçait bien, m'attend,
Apres la mort son aide il me reserve.
Il craint me voir, et me fuit, se doutant
Qu'à le fleschir mon martire me serve.
Ainsi l'Aspic pour demourer meschant,
Fuit la Musique et refuse le chant.
Las retien moy, ô Amour, ce fuyart,
Que sans vaguer, comme moy, il s'arreste :
Si tu ne peus, donc rend moy celle part,
Où tu me prins estant à nul subjecte.
 Las que vrayment mon esprit est musart,
Croyant qu'en toy quelque pitié se mette !
C'est ton plaisir, voire ta vie entiere,
De faire en pleurs des yeux une riviere.
 Mais, pauvre, helas, de qui me dois-je plaindre,
Que de mon fol et insensé desir,
Qui vole au ciel et si hault veut attaindre,
Qu'un feu bruslant ses aeles vient saisir ?
Du ciel il tombe, et pour cela n'est moindre
Mon dur tourment, mon aigre desplaisir.
Il monte encor et au feu s'abandonne,
Et jamais fin à mes cheutes ne donne.
 Mais mon desir ce mal ne me pourchasse,
C'est plustost moy qui le loge en mon coeur,
Où se trouvant ma raison il en chasse,
Estant sur moy et ma force vainqueur.
Il me fourvoye, et çà et là me passe
De mal en pis, et de moy n'a point peur,
Estant sans bride à la mort il me meine
Car tousjours croist avec le temps la peine.
 Las mais pourquoy moymesme je me blasme ?
Fors de t'aimer quelle faute ay-je fait ?
Est-ce grand cas qu'un foible sans diffame,
Par les assaults de l'amour soit deffait ?
Donc par rampars dois-je garder mon ame,
D'avoir plaisir d'un langage parfait,
D'une beauté, d'une façon guerriere ?
Malheureux l'oeil qui fuit à la lumiere.
 C'estoit mon sort, et puis j'y fus menee
Par les propos de gens dignes de foy,
Qui me peignoient une Joye ordonnee
Qu'en bien aimant recevoir je devoy.
Si fainte estoit la promesse donnee,
Si par Merlin trompee je me voy,
De ce Merlin je me peus doncques plaindre,
D'aimer Roger je ne me peus restraindre.
 Donc je me plains de Merlin et Melisse,
Et me plaindray d'eulx eternellement,
Par leurs esprits ils feirent que je veisse
Un fruict du grain que j'allois lors semant.
C'estoit à fin qu'en prison je me meisse
Soubs cest espoir : je ne sçay pas comment,
Ne qu'ils pensoient, fors qu'ils portoient envie
Au doux repos et seurté de ma vie.
 Ainsi son deuil tant serree la tient,
Que nul confort ne trouve en elle place.
Mais puis l'espoir maugré le deuil revient,
Et dans le coeur par le milieu luy passe .
Devant ses yeux tousjours Roger luy vient,
Ell(e) croit tousjours qu'encore il satisface.
Cest espoir fait maugré la douleur grande,
Que son retour d'heure à autre elle attende.
 Donc cest espoir encore la paissoit
Un mois apres, de sorte que sa peine
Quelque peu moins pour cela la pressoit.
Un jour la pauvre en venant par la plaine,
Où en cerchant Roger elle passoit,
Print un rapport pour nouvelle certaine,
Qui si avant dans le coeur luy passa
Que tout l'espoir tout d'un coup il chassa.
 Par un Gascon qui avoit esté pris
Des Sarrasins, à la grande journee
Qui fut donnee au devant de Paris,
Fust ceste alarme à l'amante donnee
Cestuy luy a de point en point appris
Comment s'estoit la guerre demenee
Elle en propos de Roger se jetta
Et sans bouger à ce but s'arresta.
 Rien à conter le Gascon ne laissa
Ayant du camp bien grande cognoissance
Il luy conta que Roger ne cessa
Tant qu'il eust mis Mandricard à outrance
Mais que si fort Mandricard le blessa,
Qu'un mois sa vie en fut hors d'esperance.
S'il se fust lors de parler arresté,
La vraye excuse à Roger c'eust esté.
 Mais puis il dit, qu'une Dame on appelle
Marphise au camp, et que chascun la vante,
Qu'on douteroit si la face est plus belle,
L'esprit plus vif, ou la main plus vaillante
Que Roger l'aime, et qu'il est aimé d'elle,
Que peu souvent l'un de l'autre s'absente,
Et par le camp que le commun bruit vole,
Qu'ils ont donné l'un à l'autre parole.
 Que lon n'attend fors que Roger guerisse,
Pour faire apres de leurs nopces la feste,
Qu'il n'est aucun qui ne s'en resjouisse,
Et qui de voir ce jour la ne souhaitte.
Aucun n'y a que souhaitter ne feisse,
Sçachant des deux la valeur si parfaite,
D'en veoir sortir la plus vaillante race,
Qu'on veist jamais en ceste terre basse.
 Un creve-coeur, une douleur extreme
Oyant ce conte assaillit Bradamant,
Si que de choir elle fut lors à mesme
Elle tourna son destrier vistement
Sans dire mot : et chassant de soymesme
Tout son espoir, et pleine de tourment,
De jalousie et de despit comblee,
Toute en fureur en sa chambre est allee.
 Comme elle estoit armee elle se couche
Dessus le lict virant la face en bas,
Et là de draps elle remplit sa bouche,
Pour se garder qu'elle ne criast pas :
Mais ce propos qui tant au coeur luy touche
Luy donne tant de rigoureux combats,
Que ne pouvant son martyre cacher,
Force luy fut la bride luy lascher :
 A qui mes-huy doibs-je croire, dit-elle,
O miserable, helas, or dis-je bien :
Tous ont le coeur felon et infidele,
Puis qu'infidele, ô Roger, est le tien,
Que j'estimois si humain et fidele.
Voy ton devoir, voy le merite mien,
Et juge apres s'en histoire ancienne
Onc cruauté s'approcha de la tienne.
 Pourquoy, Roger, comme on ne voit pas un
Tant beau que toy tant pourveu de vaillance,
Et qu'en façon, ny gentillesse, aucun
Ny tant que toy, ny pres de là s'avance
Pourquoy aussi ne fais tu que chascun
Trouve entre tant de vertus la constance ?
Pourquoy n'as tu pour ta louange entiere,
La foy, qui est des vertus la premiere ?
 Ne sçais tu pas que sans la loyauté
Nulle vertu ne sçauroit apparoistre ?
Comme il n'est point de si grande beauté
Qui sans clarté se peult faire cognoistre.
Tu trompes une : est ce grand'nouveauté,
Estant son Dieu, son idole et son maistre
Une à qui lors ton langage eust fait croire
Que du Soleil la lumiere estoit noire !
 Puis que tu fauls à ce que tu promets,
De toy mes-huy quel espoir doit lon prendre ?
Que craindras-tu, puis que meurtrier tu es
D'une qui t'aime et ne se veut deffendre ?
Si moy qui t'aime en ce tourment tu mets,
Tes ennemis qu'en peuvent ils attendre ?
Au ciel n'a point de justice je pense,
Si ce forfait demeure sans vengence.

Roland furieux, chant XXXII, traduction Étienne de la Boétie