Ubu roi, une dramaturgie pataphysique

 

Non seulement Ubu roi est un texte étonnant, mais la mise en scène définie par Jarry lui-même est loin de ce qui est habituel et vient se rajouter au texte pour lui conférer une double étrangeté.

La pièce de Jarry prend place dans la catégorie plus large du théâtre symboliste, qui s'oppose à la littérature réaliste et naturaliste. Le symbolisme est une école littéraire (Maeterlinck, Verlaine, Rimbaud) qui veut « peindre non la chose, mais l'effet qu'elle produit. » (Mallarmé, un autre symboliste) ; Jarry est un symboliste, mais il dépasse le symbolisme en inventant la pataphysique.

 

1. La dramaturgie

La dramaturgie est « l'art de la composition dramatique » (petit Robert), c'est-à-dire la manière d'agencer les éléments du langage théâtral dans le but de produire les effets recherchés.

 

a. L'intrigue

Elle est sommaire, mais Jarry accumule les scènes à effet (le banquet, le meurtre, la trappe, l'ours, etc.)

Il est clair que les scènes se succèdent sans logique absolument évidente, et qu'on pourrait parfois les monter dans un ordre différent. Il y a même quelques incohérences (des personnages sont indiqués comme étant sortis, mais se retrouvent à la scène suivante).

 

b. Les lieux

La Pologne évoquée par Jarry est un pays légendaire, mythique, mais en même temps elle présente des caractères de la Pologne réelle. D'autres pays sont d'ailleurs évoqués dans le cours de la pièce :

  • l'Espagne (l'Aragon, la Castille)
  • la France (Paris, Mondragon)
  • le Danemark (Elseneur)
  • la Germanie

Par ailleurs Ubu roi offre vingt-quatre changements de décor, parmi lesquels :

  • le palais royal
  • un champ de bataille
  • une crypte
  • deux grottes
  • un navire

Les lieux évoqués sont réels parfois (Livonie, Lithuanie) mais les suivre sur une carte ne présenterait aucun intérêt. Les lieux sont avant tout intérieurs.

 

c. Le temps

Il est tout aussi brouillé que l'espace. Si certains personnages portent des noms réels, de nobles ou de rois, ces derniers ont vécu à des époques différentes.

Il est difficile, de la même manière, de préciser la durée de l'action, malgré certains indices :

  • deux nuits sont indiquées, l'une à la fin du deuxième acte, l'autre au début du cinquième
  • Mère Ubu affirme avoir mis quatre jours pour traverser la Pologne
  • Bordure annonce à Ubu qu'il règne depuis cinq jours

 

2. La mise en scène

Jarry a prévu dans son texte un certain nombre de dispositifs. De même il a procédé lui-même à diverses mises en scène de sa pièce et a accompagné très fermement Aurélien Lugné-Poe lors de la représentation de décembre 1896. La mise en scène de 1896, même si elle ne réalise pas entièrement les intentions de Jarry, est donc encore une partie de l'oeuvre de ce dernier.

 

a. Le décor/l'espace

Jarry souhaitait qu'il soit aussi indifférent que possible afin de marquer le caractère a-spatial du texte. Le décor devait être synthétique, de manière à pourvoir donner l'illusion d'une mutitude d'endroits rassemblés en un lieu qui n'en est pas un.

Le décor était donc une simple toile de fond qui rerpésentait côté cour un paysage torride, autour duquel s'enroule un gigantesque boa ; au fond, un terrain vallonné planté de maigres arbustes, dominé par un soleil d'hiver et sur lequel tombe la neige ; on entrevoit une fenêtre surmontée de hiboux. Au centre une cheminé ornée d'une pendule et de deux candélabres ; côté jardin, un lit drappé de rideaux jaunes et un pot de chambre ; sur le côté un gibet d'où pend un corps. Ce décor évoquait bien, dans son ubiquité monstrueuse, le pays de « nulle part » où se déroule la pièce.

Les lieux sont indiqués par une simple pancarte changée à vue par un figurant qui assurait également le rôle de la porte de la prison.

L'espace était parfois suggéré par la gestuelle des comédiens eux-mêmes. Ainsi les palotins, quand ils étaient censés descendre une côte, défilaient les jambes cachées par un paravent et en pliant progressivement les genoux de manière qu'ils disparaissaient.

 

b. La musique

Jarry semble avoir recherché les instruments aux noms cocasses, poursuivant dans le domaine musical la recherche de langage qui marque le texte de la pièce (cervelas, oliphans verts, etc.) et des effets sonores très contrastés, ainsi qu'un maximum d'instensité sonore (pas de cordes, seulement des instruments à vent et à percussion).

 

c. Les costumes

Certains ne sont pas cohérents. Bordure, pour ne donner qu'un exemple, parle avec un accent anglais, mais porte un « costume de musicien hongrois ». D'autres montrent des strates de l'histoire du personnage, comme celui de la Mère Ubu qui a un costume de concierge au début, mais porte un manteau royal (par dessus ?) à partir de l'acte II. Ubu est une sorte de pantin piriforme au ventre orné d'une spirale, mais Jarry donne une autre version de lui, marquée des insignes de la bourgeoisie (« complet gris acier », « canne »).

Les costumes devaient être anachroniques ou intemporels. Les acteurs jouèrent en costume de ville de l'époque, mais avec les jambes de pantalon retroussées.

 

d. Les foules

Les armées russe, polonaise, le peuple, l'équipage sont représentées par un ou deux acteurs.

 

e. Les accessoires

Ils jouent un rôle très important dans la pièce, à tel point que certains sont notés sur la liste des personnages (le cheval à phynances, la machine à décerveler). Les plus nombreux sont ceux qui définissent le personnage d'Ubu :

  • le balai innommable (I,3)
  • le croc à finances
  • le bouquin à nobles
  • le petit bout de bois
  • etc.

En ce qui concerne les chevaux, ils furent en carton, voire seulement des têtes attachées au cou des acteurs ; Jarry aurait souhaité des chevaux-jupons.

 

f. Le jeu des acteurs

Le personnage principal est masqué. Les autres sont grimés, parlent souvent avec un accent (Bordure, la reine Rosemonde -> Cantal) ou une voix spéciale (Ubu). Tous pratiquent un jeu mécanisé et stylisé qui évoque les marionnettes. Lugné-Poe conseilla à Gémier d'imiter « le parler de Jarry, sur deux notes [...] ne crains pas d'insister, comme lui, articule avec l'exagération du monsieur ou de l'"homais" sûr de son fait, machine à broyer les humanités. »

 

Conclusion

Jarry met au point avec Ubu roi une révolution du théâtre. A peu près à la même époque se produit une transformation profonde de la musique (Ravel, Debussy, et bientôt Stravinski), de la peinture (Picasso, puis l'art abstrait) et de l'art en général. Les surréalistes dans les années 1920, feront de Jarry l'un de leurs précurseurs.