Charleville (Ardennes), août 1871.
[Le cachet de la poste porte la date du 28.]
Monsieur,
Vous me faites recommencer ma
prière : soit. Voici la complainte complète. Je
cherche des paroles calmes : mais ma science de l'art n'est pas
bien profonde. Enfin, voici :
Situation du prévenu :
j'ai quitté depuis plus d'un an la vie ordinaire, pour ce que
vous savez. Enfermé sans cesse dans cette inqualifiable
contrée ardennaise, ne fréquentant pas un homme,
recueilli dans un travail infâme, inepte, obstiné,
mystérieux, ne répondant que par le silence aux
questions, aux apostrophes grossières et méchantes, me
montrant digne dans ma position extra-légale, j'ai fini par
provoquer d'atroces résolutions d'une mère aussi
inflexible que soixante-treize administrations à casquettes de
plomb.
Elle a voulu m'imposer le travail,
- perpétuel, à Charleville (Ardennes) ! Une place
pour tel jour, disait-elle, ou la porte.
Je refusais cette vie ; sans
donner mes raisons : c'eût été pitoyable.
Jusqu'aujourd'hui, j'ai pu tourner ces échéances. Elle,
en est venue à ceci : souhaiter sans cesse mon
départ inconsidéré, ma fuite ! Indigent,
inexpérimenté, je finirais par entrer aux
établissements de correction. Et, dès ce moment, silence
sur moi !
Voilà le mouchoir de
dégoût qu'on m'a enfoncé dans la bouche. C'est bien
simple.
Je ne demande rien, je demande un
renseignement. Je veux travailler libre : mais à Paris, que
j'aime. Tenez : je suis un piéton, rien de plus ;
j'arrive dans la ville immense sans aucune ressource
matérielle : mais vous m'avez dit : Celui qui
désire être ouvrier à quinze sous par jour
s'adresse là, fait cela, vit comme cela. Je m'adresse là,
je fais cela, je vis comme cela. Je vous ai prié d'indiquer des
occupations peu absorbantes, parce que la pensée réclame
de larges tranches de temps. Absolvant le poète, ces
balançoires matérielles se font aimer. Je suis à
Paris : il me faut une économie positive ! Vous ne
trouvez pas cela sincère ? Moi ça me semble si
étrange, qu'il me faille vous protester de mon
sérieux !
J'avais eu l'idée ci-dessus:
la seule qui me parût raisonnable : je vous la rends sous
d'autres termes. J'ai bonne volonté, je fais ce que je puis, je
parle aussi compréhensiblement qu'un malheureux ! Pourquoi
tancer l'enfant qui, non doué de principes zoologiques,
désirerait un oiseau à cinq ailes ? On le ferait
croire aux oiseaux à six queues, ou à trois becs !
On lui prêterait un Buffon des familles : ça le
déleurre.
Donc, ignorant de quoi vous
pourriez m'écrire, je coupe les explications et continue
à me fier à vos expériences, à
votre
obligeance que j'ai bien bénie, en recevant votre lettre, et
je
vous engage un peu à partir de mes idées, - s'il vous
plaît...
Recevriez-vous sans trop d'ennui
des échantillons de mon travail ?
Monsieur Paul Demeny,
15 Place St-Jacques,
A Douai (Nord).
Manuscrit