Extrait de Rimbaud, souvenirs de Ernest Delahaye

 Delahaye

La chronologie de Delahaye, l'ami de toute la vie de Rimbaud, n'est pas très sûre, et il semble mélanger un peu les années. C'est néanmoins un témoignage de première main (publié certes en 1923) dont nous disposons ici.

À partir de la 2e (1868-1869). il arrive souvent à Rirnbaud de déposer sur la chaire du professeur un devoir de vers latins fait aussi en vers français, ou des versions latines, des versions grecques traduites en vers et en prose. Seules les sciences mathématiques et physiques sont par lui délaissées. Il ne se contente pas de traduire, de développer, il veut créer à son tour.

Chose assez remarquable, Boileau fut de ses premiers modèles. Il écrivait cependant, vers cette époque, une étude fort sévère - que je me souviens d'avoir lue où étaient signalés avec une cruelle minutie les moindres défauts de style découverts par lui chez le «législateur du Parnasse». Mais à ses yeux trouvaient grâce Le Lutrin, Le Repas ridicule, dont s'inspirait - en les outrant, bien entendu - l'apprenti poète pour de petites satires où riait la gaieté âpre qu'il avait alors. C'était fait trop rapidement, il n'en a rien conservé.

Dès la 2e, il vaut au collège de Charleville plusieurs succès au Concours académique (entre les lycées et collèges du Nord, du Pas-de-Calais, de l'Aisne, des Ardennes, de la Somme): accessit en version grecque, premier prix de vers latins (sujet de la composition: Abd-el-Kader). Au collège il est désormais, comme on dirait aujourd'hui, « un as ».

L'année 1869-70 - celle de rhétorique, où il a pour guide ce brillant professeur de vingt ans, Georges Izambard - présente en la vie de Rimbaud une double activité. Déjà il s'initie à la littérature française la plus récente, vient de lire Intimités de Coppée, Vignes folles et Flèches d'or de Glatigny. D'abord, à son jeune maître il soumet presque chaque jour quelque devoir supplémentaire, prépare si bien ses compositions qu'il obtiendra bonne moitié des prix de la classe et, grâce à lui, Charleville compte deux nouveaux triomphes au Concours académique, second prix de discours latin, premier prix de vers latins (sujet donné pour la poésie latine: Allocution de Sancho Pança à son âne). D'autre part, il a envoyé aux Lectures pour tous un poème. « Les Étrennes des orphelins », qui parut le 2 janvier 1870. C'est. encore très jeune. L'auteur avait tout au plus quinze ans. Son esprit va mûrir avec une étonnante rapidité (« d'un mois à l'autre », me disait tout dernièrement Georges Izambard, en parlant de ces mois qui s'écoulèrent depuis le milieu de 70 jusqu'au milieu de 71, « on voyait surgir un nouveau Rimbaud ») : avant la distribution des prix, il a écrit « Sensation », « Soleil et Chair », « Ophélie », « Vénus Anadymène », « Le Forgeron », « Morts de quatre-vingt-douze* », et presque tout cela est remis à Izambard avec des versions ou des analyses de classiques.

La guerre franco-allemande vient d'éclater, sa répercussion amène des perturbations profondes en l'existence réglée si sévèrement de la famille Rimbaud. J'ai dit que le capitaine avait laissé à ses fils quelque chose de son esprit aventureux. L'aîné le prouve dès le mois d'août, peut-être même avant. Un régiment passe, en marche vers la frontière. Frédéric emboîte le pas, se faufile dans les rangs, est accueilli par les soldats que sa bravoure amuse et qui le laissent monter dans leur wagon, partagent avec lui pain et rata, puis, quand on est sur la Moselle, le gardent parmi eux comme une sorte d'enfaut de troupe. Ce gamin de dix-sept ans serait enrôlable, et certes ne demande pas mieux... Mais les conditions légales.., le consentement des parents ?... Il est donc admis en qualité d'auxiliaire, porte la soupe dans les tranchées, sert ainsi la France, très militairement, est bloqué à Metz avec son régiment adoptif, s'échappe au moment de la capitulation, revient vers Charleville par étapes.

En attendant le retour de Rimbaud Frédéric (qui aura lieu en novembre), Rimbaud Arthur, sans être jaloux, éprouve un sentiment d'émulation très vif : « Le grand a quitté la maison : pourquoi pas moi?... ». II avait déjà pensé, du reste, avant cela même, à s'en aller. Poussé par l'exemple, il n'hésite plus, part le 29 août. C'est Paris qu'il a en vue, c'est en ce foyer des révolutions et des arts que veut vivre celui qui vient de rimer un vigoureux sonnet sur les morts de quatre-vingt-douze ; il fera du journalisme, a dans son portefeuille ses premiers poèmes. Georges Izambard et Léon Deverrière (autre ami), prévenus de sa résolution, tentèrent vainement de le dissuader. Il avait promis de renoncer à son projet, mais n'y renonce pas... s'y prend si bien qu'en arrivant à Paris, il se fait arrêter, passe une nuit au dépôt, comparaît devant le juge d'instruction qu'il déconcerte et mécontente par de hautaines réponses, est envoyé à Mazas, y reste quelques jours, invoque par lettre Izambard, alors dans sa famille à Douai. Celui-ci obtient sa libération, on le lui envoie, il l'hospitalise pendant une quinzaine, finit par le décider, malgré sa repugnance, à revenir chez sa mère qui l'a plusieurs fois réclamé très vivement. Rimbaud est à Charleville le 27 septembre, s'enfuit de nouveau le 7 octobre, se dirige à pied vers la Belgique, avec des arrêts à Fumay, Vireux, voit en route son camarade Billuard, parvient à Charleroi, visite le directeur du journal de cette ville, offre une collaboration non acceptée, va jusqu'à Bruxelles. chez un ami de son professeur, Paul Durand, qui lui remplace ses vêtements en lambeaux, donne quelque argent aussi, grâce à quoi le vagabond prend le train pour Douai, avec pour objectif la maison d'Izambard, qui courait après lui de ville en ville, sur la prière de Mmc Rimbaud, et le trouve occupé à copier maints sonnets que viennent d'inspirer ces semaines de folles aventures. Mme Rimbaud met tant d'insistance à le reclamer qu'on doit le lui renvoyer encore, il est rentré au bercail dès les premiers jours de novembre. Devant la maman indignée reparaissaient presque en même temps les deux gaillards auxquels sa direction, pourtant si énergique et si vigilante, n'avait su inculquer l'amour d'une vie casanière. Eux pouvaient difficilement se regarder sans rire. Mais Arthur, de plus mauvais esprit sous certain rapport, trouvait amusant de blaguer le patriote Frédéric. Celui-ci, très calme, avec un accent quelque peu méridional qu'il avait contracté au régiment. et sur le ton apaisé de l'homme qui se repose, ne répondait que ces trois mots « Tu me dégoûtes ». (D'après un récit de Rimbaud.)

Tous les chemins étant pris par l'invasion allemande il va forcement se tenir tranquille. Sa mère a décidé de le mettre en pension, mais le collège ne rouvre pas pour les études, occupé qu'il est par une ambulance. Libre à Rimbaud de se promener... dans Charleville et Mézières, lire énormément, écrire des poèmes... La période d'août 1870 à février 1871 fut une des plus fécondes en la vie du poète : « Ce qui retient Nina », « Les Effarés », « Bal des pendus », « Roman », « Comédie en trois baisers », « Rêvé pour l'hiver », « Ma Bohême », « Au Cabaret vert », « La Maline », « Rages de Césars », « Le Dormeur du val », « A la musique », « Les Poètes de sept ans », « Accroupissements », « Le Mal », « Les Pauvres à l'église ».

Léon Deverrière, les autres amis d'Izambard, la bibliothèque communale le fournissent copieusement dc lecture. Dans le même temps que Bouilhet, Daudet, Flaubert, Edgar Poe et cent autres, il lit Proudhon, par lui fort estimé, et a trois dieux : Leconte de Lisle, Banville, Gautier.

Ce dernier le séduit par son culte de la forme, son goût pour la fouille des dictionnaires, ses recherches en vue d'enrichir la langue. Vers le mois de novembre 1870, Rimbaud me développe sa première idée de ce qu'il appellera plus tard (Une Saison en enfer), «l'Alchimie du verbe». Non que déjà il songe à écrire «des nuits, des silences, des vertiges»: pour l'instant ce sont les moyens picturaux, le pouvoir d'expression qu'il veut décupler; il cherchera dans les langues anciennes, les langues modernes, la terminologie scientifique, les parlers rustiques et populaires. C'est ainsi que nous trouvons, dans ses poèmes de 1870-71, les expressions : nitide, viride, séreux, céphalalgie. strideur. latescent, hvdrolat, pialat. fouffe, ithyphallique, fringalant, cillement, aqueduc, pubescence, hypogatre. illuné, bombillent... Dans la lettre qu'il lui écrivit an cours de l'été de 1871, Verlaine, à qui il avait soumis ses vers, lui déconseilla l'emploi de pareils termes - tout au moins des scientifiques -, Rimbaud approuva son avis: par la suite il reconnut - on le voit dans son oeuvre - qu'une langue limitée, resserrée, une langue même pauvre est souvent une langue plus forte.

Au commencement de février, nouvelle tentative sur Paris. Sa montre d'argent vendue sert à payer le voyage. En arrivant, plus un sou. Présenter ses vers à un homme de lettres ou un artiste suffirait, lui semblait-il. pour obtenir à l'instant l'aide fraternelle. Où sont les artistes, où sont les hommes de lettres, par cc temps de guerre qui vient à peine de finir? Il ne trouve qu'André Gill. Le caricaturiste explique à Rimbaud que c'est encore trop tôt pour faire de la littérature à Paris, la question du ravitaillement, la question du «manger». est la seule qui soit de nature à passionner le public, la seule qui pour longtemps an moins l'intéressera. Il lui donne dix francs. Cela épuisé, l'aventurier tenace erre dans les rues plusieurs jours, couche dans les bateaux à charbon, se nourrit des débris de nourriture que l'on dépose le matin devant les portes, enfin revient pédestrement à Charleville, qu'il va scandaliser en promenant par ses rues formalistes une chevelure romantique avant poussé jusqu'à lui descendre au milieu du dos, qu'il va indigner en fumant un brûle-gueule, culotté admirablement, dont le fourneau est tourné en bas... lui le gamin aux joues roses et au petit chapeau melon !... Un jour un loustic lui présenta quatre sous, en lui conseillant d'aller chez le coiffeur ; il les prit, dit « merci bien !... » et porta les beaux décimes an bureau de tabac. En 1871, pour cette menue somme, on pouvait acquérir vingt-cinq grammes de scaferlati.

Le collège a ouvert ses portes, les classes ont repris. Des fenêtres du réfectoire, à l'heure du déjeuner, on voit passer, repasser Rimbaud pipe aux dents. Ce n'est point de sa part intention de bravade : la bibliothèque est voisine, il attend l'ouverture. Mais le principal est navré: cet olim alumnus, triomphateur des concours académiques. si heureusement préparé pour entrer des premiers à l'École notmale supérieure !... Mme Rimbaud se montre absolument résolue à mettre l'insubordonné en pension. Il a nettement formulé sa volonté contraire, s'est déterminé à tout.

Nos promenades nous menaient souvent dans un bois entourant des carrières, où, par explosion de mine, s'était creusée une sorte de grotte : il s'y logera le jour, dormira, aux heures de nuit, dans la hutte où les carriers font leur sieste et rangent l'outillage.., si sa mère persiste à l'empêcher de vivre à Paris. Simplement il me demande - j'habitais un village tout voisin - de lui apporter du pain dans la journée. Projet spartiate, qui n'a pas de suite, Mme Rimbaud se résignant à patienter jusqu'à la fin de ce qu'elle considère, apparemment, comme une crise de croissance.


* Sonnet écrit ab irato, réponse immédiate à l'article du Pays, en date du 16 juillet 1870 ; copie faite par lui plus tard et postdatée : 3 septembre.