Proposition de corrigé de l'écriture d'invention

du sujet 6 des annales zéro

 

Sujet : Vous vous préparez à écrire votre autobiographie. Vous vous interrogez sur vos souvenirs dÕenfance, sur les choix que vous ferez parmi eux, sur les anecdotes que vous raconterez ou passerez sous silence.

Comme Nathalie Sarraute, vous dialoguez avec vous-même.

 

- C'est mon grand-père qui m'a appris à lire. Le père de ma mère. Il avait fait la guerre de 1914-1918, Verdun, les grandes batailles, gazé à l'hypérite, enterré et sauvé par les soldats de son escouade, enfin l'histoire classique, comme tous ceux de sa génération. C'était un homme de lettres.

- Très drôle. Il était facteur !

- C'est bien ce que je disais. Homme de lettres.

- J'avais compris, mais c'est une blague nulle. Et puis ce n'est pas lui qui t'a appris à lire, c'est ta mère, elle te le rappelle chaque fois que tu la vois, et comment ça t'a permis de sauter le CP, tout ça.

- Oui, mais ça, je n'ai pas envie de le raconter. Commencer une autobiographie comme ça, ça fait un peu vanité à la Châteaubriand. Et puis cela, je ne me le rappelle pas, je n'en ai gardé acune mémoire rélle, c'est juste une mémoire seconde. C'est donc que ce n'est pas important pour moi.

- Il faudrait savoir si ce que tu veux raconter, c'est ta vie, ou seulement le contenu de ta mémoire. C'est cela, une autobiogarphie : l'écriture de sa propre vie. Si c'était écrire sa propre mémoire, ça porterait un autre nom : automnémographie, par exemple.

- Bon écoute. Si je veux être honnête, il faut bien que je raconte ce dont je me souviens. C'est cela, écrire ses mémoires. Sinon pourquoi crois-tu que cela s'appellerait comme cela.

- Je me souviens qu'il me prenait sur ses genoux, sur son fauteuil en osier, et qu'il me faisait reconnaître les lettres dans les gros titres de son journal. C'était dans une grande maison en haut de la place principale du village de V... Un peu plus tard un homme s'y est tué en passant par dessus la rembarde du haut des escaliers ; il était ivre et il s'est rompu le cou sur le goudron de la place.

- Je croyais que tu ne voulais pas raconter de souvenirs seconds. Seulement ce que tu avais vécu toi-même. Là-dedans, il n'y a pas un mot qui corresponde à cela.

- Qu'est-ce que tu veux dire ?

- L'histoire de l'homme qui est tombé du haut de l'escalier, qui a perdu l'équilibre après un repas bien arrosé, parce qu'il a pris la rampe de fer forgé juste à la taille, qu'elle a fait pivot et qu'il a basculé tête la première comme autour d'un axe...

- Tu la connais mieux que moi.

- Non, je la raconte juste plus en détail.

- Ose dire que tu ne la replacerais pas. Avoue que ça fait une image intéressante.

- Tu serais totalement incapable de dire quand elle a eu lieu, à vingt ans près.

- Peu importe. C'est le fait qui compte. Et d'ailleurs, comme tu le dis toi-même ça n'est pas directement en rapport avec ma vie, c'est seulement la maison.

- Bon, admettons, encore que ce soit vraiment le comble de la mauvaise foi : tu reprends mes arguments pour justifier le fait que tu ne respectes pas ton propre projet de ne raconter que tes souvenirs. Je préfère passer là-dessus. Mais le grand-père dans un fauteuil en osier, c'est vraiment le type même du faux souvenir : tu te crois dans Emmanuelle ? Et puis d'ailleurs, comment pourrais-tu t'en souvenir ? Il est mort pendant l'hiver 1957, tu n'avais même pas quatre ans. Toi qui as étudié la psychanalyse, tu sais bien que personne ne garde le moindre souvenir de ce qu'il a vécu avant quatre ou cinq ans. Il paraît que c'est à cause du complexe d'Œdipe.

- Peut-être, mais ça, je me le rappelle parfaitement, Freud ou pas Freud. J'ai deux preuves : la première, c'est que personne ne me l'a jamais raconté, et que quand j'en parle dans la famille, cela n'évoque rien. La seconde, c'est que lorsque l'été suivant nous sommes allés chez les grands-parents, je le cherchais et il n'était plus là. J'étais très triste et je passais de pièce en pièce. J'ai compris qu'il ne serait plus jamais là quand j'ai vu sa canne appuyée contre le mur du couloir : il ne pouvait pas marcher sans elle. Personne n'a pu me raconter ce qui s'est passé dans ma tête à ce moment-là.

- Bon, fais ce que tu veux. De toute façon, tu n'écoutes rien. Mais si tu dois réfléchir autant sur chaque épisode, tu seras très vieux avant d'avoir achevé cette autobiographie.

- Je crois que je vais attendre quelques années, et quand mon petit-fils sera né et aura grandi, je le prendrais sur mes genoux et je lui raconterai ce qu'il voudra entendre de ma vie.

- Il préférera sûrement le petit Poucet.