Comment se porte, mon bon Monsieur, cette gracieuse mélancolie ? O Coelio ! fou que tu es ! tu as un pied de blanc sur les joues ! - D'où te vient ce large habit noir ? N'as-tu pas de honte en plein carnaval ? Ou tu es amoureux, ou je le suis moi-même. Plus que jamais de vin de Chypre. Et moi aussi j'allais chez moi. Comment se porte ma maison ? il y a huit jours que je ne l'ai vue. Parle, Coelio, mon cher enfant. Veux-tu de l'argent ? Je n'en ai plus. Veux-tu des conseils ? Je suis ivre. veux-tu mon épée ? voilà une batte d'arlequin. Parle, parle, dispose de moi. Jamais de ma propre main, mon ami, jamais; j'aimerais mieux mourir que d'attenter à mes jours. Figure-toi un danseur de corde, en brodequins d'argent, le balancier au poing, suspendu entre le ciel et la terre ; à droite et à gauche, de vieilles petites figures racornies, de maigres et pâles fantômes, des créanciers agiles, des parents et des courtisans ; toute une légion de monstres se suspendent à son manteau et le tiraillent de tous côtés pour lui faire perdre l'équilibre ; des phrases redondantes, de grands mots enchâssés cavalcadent autour de lui ; une nuée de prédictions sinistres l'aveugle de ses ailes noires. il continue sa course légère de l'orient à l'occident. S'il regarde en bas, la tête lui tourne ; s'il regarde en haut, le pied lui manque. Il va plus vite que le vent, et toutes les mains tendues autour de lui ne lui feront pas renverser une goutte de la coupe joyeuse qu'il porte à la sienne, voilà ma vie, mon cher ami ; c'est ma fidèle image que tu vois. Que tu es fou de ne pas être heureux ! Dis moi un peu, toi, qu'est-ce qui te manque ? Qui est cette Marianne ? est-ce que c'est ma cousine ? Je ne l'ai jamais vue, mais à coup sûr elle est ma cousine. Claudio est fait exprès. Confie-moi tes intérêts, Coelio. Ouais ! est-elle jolie ? - Sot que je suis ! tu l'aimes, cela n'importe guère. Que pourrions-nous imaginer ? Laisse-moi rire de toi, et parle franchement. Suis-je reçu? Je n'en sais rien. Admettons que je suis reçu. A te dire vrai, il y a une grande différence entre mon auguste famille et une botte d'asperges. Nous ne formons pas un faisceau bien serré, et nous ne tenons guère les uns aux autres que par écrit. Cependant Marianne connaît mon nom. Faut-il lui parler en ta faveur ? J'ai éprouvé cela. C'est ainsi qu'au fond des forêts, lorsqu'une biche avance à petits pas sur les feuilles sèches et que le chasseur entend les bruyères glisser sur ses flancs inquiets comme le frôlement d'une robe légère, les battements de coeur le prennent malgré lui ; il soulève son arme en silence, sans faire un pas et sans respirer. J'aime ton amour, Coelio ! il divague dans ta cervelle comme un flacon syracusain. Donne-moi la main ; je viens à ton secours ; attends un peu, l'air me frappe au visage, et les idées me reviennent. Je connais cette Marianne, elle me déteste fort sans m'avoir jamais vu. C'est une mince poupée qui marmonne des Ave sans fin. Si tu escaladais ses murs ? Si tu lui écrivais ? Si tu en aimais une autre ? Viens avec moi chez Rosalinde. Retire-toi, je vais l'aborder. Voilà qui est fait. L'ivresse et moi; mon cher Coelio, nous sommes trop chers l'un à l'autre pour nous jamais disputer, elle fait mes volontés comme je fais les siennes. N'aie aucune crainte là-dessus, c'est le fait d'un étudiant en vacance qui se grise un jour de grand dîner, de perdre la tête et de lutter avec le vin ; moi, mon caractère est d'être ivre ; ma façon de penser est de me laisser faire, et je parlerais au roi en ce moment, comme je vais parler à ta belle. Pourquoi ? Touche là. Je te jure sur mon honneur que Marianne sera à toi, ou à personne au monde, tant que j'y pourrai quelque chose. Mon nom est Octave ; je suis cousin de votre mari. Je ne viens pas pour le voir et n'entrerai point au logis, de peur que vous ne m'en chassiez tout à l'heure, quand je vous aurai dit ce qui m'amène. Je ne saurais m'en dispenser et vous Supplie de vous arrêter pour l'entendre. Cruelle Marianne ! vos yeux ont causé bien du mal, et vos paroles ne sont pas faites pour le guérir. Que vous avait fait Coelio ? Un mal le plus cruel de tous, car c'est un mal sans espérance ; le plus terrible, car c'est un mal qui se chérit lui-même et repousse la coupe salutaire jusque dans la main de l'amitié, un mal qui fait pâlir les lèvres sous des poisons plus doux que l'ambroisie, et qui fond en une pluie de larmes le coeur le plus dur, comme la perle de Cléopâtre; un mal que tous les aromates, toute la science humaine ne sauraient soulager, et qui se nourrit du vent qui passe, du parfum d'une rose fanée, du refrain d'une chanson, et qui suce l'éternel aliment de ses souffrances dans tout ce qui l'entoure, comme une abeille son miel dans tous les buissons d'un jardin. Que celui qui est digne de le prononcer vous le dise, que les rêves de vos nuits, que ces orangers verts, cette fraîche cascade vous l'apprennent ; que vous puissiez le chercher un beau soir, vous le trouverez sur vos lèvres ; son nom n'existe pas sans lui. Est-il si doux à entendre, cousine, que vous le demandiez ? vous l'avez appris à Coelio. Que vous les connaissiez ensemble, et que vous ne les sépariez jamais, voilà le souhait de mon coeur. Coelio est le meilleur de mes amis. Si je voulais vous faire envie, je vous dirais qu'il est beau comme le jour, jeune, noble, et je ne mentirais pas ; mais je ne veux que vous faire pitié, et je vous dirai qu'il est triste comme la mort, depuis le jour où il vous a vue. Est-ce sa faute si vous êtes belle ? Il ne pense qu'à vous ; à toute heure il rôde autour de cette maison. N'avez-vous jamais entendu chanter sous vos fenêtres ? N'avez-vous jamais soulevé à minuit cette jalousie et ce rideau? Tout le monde aussi peut vous aimer ; mais personne ne peut vous le dire. Quel âge avez-vous, Marianne ? Vous avez donc encore cinq ou six ans pour être aimée, huit ou dix ans pour aimer vous-même, et le reste pour prier Dieu. Mon cousin et Votre mari ne feront jamais à eux deux qu'un pédant de village ; vous n'aimez point Claudio. Pourquoi ? Pourquoi n'aimeriez-Vous pas Coelio ? C'est votre amant. Ma foi, ma foi ! elle a de beaux yeux. Il y renonce, dites-vous ? Non, de par le ciel ! je n'y renoncerai pas ; je me sens moi-même une autre Marianne, et il y a du plaisir à être entêté. Ou Coelio réussira, ou j'y perdrai ma langue. Oui, pour agir d'après la mienne, qui est sa soeur aînée, et pour envoyer aux enfers messer Claudio le juge, que je déteste, méprise et abhorre depuis les pieds jusqu'à la tête. Je suis comme un homme qui tient la banque d'un pharaon pour le compte d'un autre, et qui a la veine contre lui ; il noierait plutôt son meilleur ami que de céder, et la colère de perdre avec l'argent d'autrui l'enflamme cent fois plus que ne le ferait sa propre ruine. Comment, Coelio, tu abandonnes la partie ? Te défies-tu de moi ? Qu'as-tu ? te voilà pâle comme la neige. Que se passe-t-il en toi ? Par le ciel, Voilà qui est étrange ! Belle Marianne, vous dormirez tranquillement. - Le coeur de Coelio est à une autre, et ce n'est plus sous vos fenêtres qu'il donnera ses sérénades. En vérité ! Raillez, raillez, nous ne vous craignons plus. La sage nourrice s'est contentée de lui faire boire d'un certain lait que la vôtre vous a versé sans doute, et généreusement ; vous en avez encore sur les lèvres une goutte qui se mêle à toutes vos paroles. L'indifférence. Vous ne pouvez aimer ni haïr, et vous êtes comme les roses du Bengale, Marianne, sans épines et sans parfum. Qu'y trouvez-vous qui puisse vous blesser ? Une fleur sans parfum n'en est pas moins belle ; bien au contraire, ce sont les plus belles que Dieu a faites ainsi ; et le jour où, comme une Galatée d'une nouvelle espèce, vous deviendrez de marbre au fond de quelque église, ce sera une charmante statue que vous ferez et qui ne laissera pas que de trouver quelque niche respectable dans un confessionnal. Cousine, cousine, ne vous fâchez pas. Vous vous méprenez sur mon compte et sur celui de Coelio. Tra, tra, poum ! poum ! tra deri la la ! Quelle drôle de petite bonne femme ! ha! ! holà ! Apportez-moi ici, sous cette tonnelle, une bouteille de quelque chose. Soit, soit. Allez-vous-en un peu chercher dans les rues d'alentour le seigneur Coelio, qui porte un manteau noir et des culottes plus noires encore. vous lui direz qu'un de ses amis est là qui boit tout seul du lacryma christi. Après quoi vous irez à la grande place, et vous m'apporterez une certaine Rosalinde qui est rousse et qui est toujours à sa fenêtre. Je me sais ce que j'ai dans la gorge ; je suis triste comme une procession. Je ferais aussi bien de dîner ici; voilà le jour qui baisse. Drig ! drig ! quel ennui que ces vêpres ! est-ce que j'ai envie de dormir? je me sens tout pétrifié. Cousin Claudio, vous êtes un beau juge ; où allez-vous si couramment ? J'entends que vous êtes un magistrat qui a de belles formes. De langage, de langage. Votre perruque est pleine d'éloquence, et vos jambes sont deux charmantes parenthèses. En quelle façon, juge plein de science ? Ajoute hardiment plein de respect, juge, pour le marteau de ta porte, mais tu peux le faire peindre à neuf sans que je craigne de m'y salir les doigts. En n'y frappant jamais, juge plein de causticité. Tes lunettes sont myopes, juge plein de grâce ; tu te trompes d'adresse dans ton compliment. A quelle occasion, subtil magistrat ? Par quelle oreille, sénateur incorruptible ? Tout absolument, époux idolâtré ? Rien n'est resté dans cette charmante oreille ? Je ne suis pas chargé de l'entendre, cher procès-verbal. C'est ce dont je ne me soucie guère, chère sentence de mort ; je vivrai heureux sans cela. Rassure-toi sur ce sujet, cher verrou de prison ! je dors tranquille comme une audience. Il me semble que voilà Coelio qui s'avance de ce côté. Coelio ! Coelio ! A qui diable en a-t-il ? Sais-tu, mon cher ami, le beau tour que nous joue ta princesse ? Elle a tout dit à son mari. Par la meilleure de toutes les voies possibles. Je quitte à l'instant Claudio. Marianne nous fera fermer la porte au nez, si nous nous avisons de l'importuner davantage. Rien qui pût me faire pressentir cette douce nouvelle; rien d'agréable cependant. Tiens, Coelio, renonce à cette femme. Holà ! un second verre ! Pour toi. Marianne est une bégueule ; je ne sais trop ce qu'elle m'a dit ce matin, je suis resté comme une brute sans pouvoir lui répondre. Allons ! n'y pense plus, voilà qui est convenu et que le ciel m'écrase si je lui adresse jamais la parole ! Du courage, Coelio, n'y pense plus. Ou vas-tu ? Tu as l'air d'aller te noyer. Voyons, Coelio, à quoi penses-tu ? Il y a d'autres Marianne sous le ciel. Soupons ensemble, et moquons-nous de cette Marianne-là. Coelio ! Écoute donc ! nous te trouverons une Marianne bien gentille, douce comme un agneau et n'allant point à vêpres surtout ! Ah ! les maudites cloches ! quand auront-elles fini de me mener en terre ? La peste soit de tout l'univers ! Est-il donc décidé que je souperai seul aujourd'hui ? La nuit arrive en poste ; que diable vais-je devenir ? bon ! bon ! ceci me convient. Je suis capable d'ensevelir ma tristesse dans ce vin, ou du moins ce vin dans ma tristesse. Ah ! ah ! les vêpres sont finies; voici Marianne qui revient. Le monde entier m'abandonne ; je tâche d'y voir double, afin de me servir à moi-même de compagnie. Faut-il vous dire ma pensée ? J'avais envoyé chercher une certaine Rosalinde, qui me sert de maîtresse ; elle soupe en ville comme une personne de qualité. Un vide que je ne Saurais exprimer, et que je communique en vain à cette large coupe. Le carillon des vêpres m'a fendu le crâne pour toute l'après-dînée. N'en riez pas ; ce sont les larmes du Christ en personne. Pourquoi en boirais-je, s'il vous plaît ? Il y en a une aussi grande qu'entre le soleil et une lanterne. Dieu m'en préserve ! vous moquez-vous de moi ? Assurément. Deux mots, de grâce, belle Marianne, et ma réponse sera courte. Combien de temps pensez-vous qu'il faille faire la cour à la bouteille que vous voyez pour obtenir ses faveurs ? Elle est, comme vous dites, toute pleine d'un esprit céleste et le vin du peuple lui ressemble aussi peu qu'un paysan ressemble à son seigneur. Cependant, regardez comme elle se laisse faire ! - Elle n'a reçu, j'imagine, aucune éducation, elle n'a aucun principe; vous voyez comme elle est bonne fille ! Un mot a suffi pour la faire sortir du couvent ; toute poudreuse encore, elle s'en est échappée pour me donner un quart d'heure d'oubli, et mourir. Sa couronne virginale, empourprée de cire odorante, est aussitôt tombée en poussière, et, je ne puis vous le cacher, elle a failli passer tout entière sur mes lèvres dans la chaleur de son premier baiser. Elle n'en vaut ni plus ni moins. Elle sait qu'elle est bonne à boire et qu'elle est faite pour être bue. Dieu n'en a pas caché la source au sommet d'un pic inabordable, au fond d'une caverne profonde ; il l'a suspendue en grappes dorées au bord de nos chemins ; elle y fait le métier des courtisanes ; elle y effleure la main du passant ; elle y étale aux rayons du soleil sa gorge rebondie, et toute une cour d'abeilles et de frelons murmure autour d'elle matin et soir. Le voyageur dévoré de soif peut se coucher sous ses rameaux verts ; jamais elle ne l'a laissé languir, jamais elle ne lui a refusé les douces larmes dont son coeur est plein. Ah ! Marianne, c'est un don fatal que la beauté ! - La sagesse dont elle se vante est soeur de l'avarice, et il y a plus de miséricorde dans le ciel pour ses faiblesses que pour sa cruauté. Bonsoir, cousine; puisse Coelio vous oublier! En vérité, cousine, vos yeux disent le contraire. Par une raison assez simple ! il vous a écrit, et vous avez déchiré ses lettres ; il vous a envoyé quelqu'un, et vous lui avez fermé la bouche ; il vous a donné des concerts, vous l'avez laissé dans la rue. Ma foi, il s'est donné au diable, et on s'y donnerait à moins. Oui. Sérieusement ? Vous voulez rire ? Que regardez-vous à droite et à gauche ? En vérité, vous êtes en colère. Marianne ! quelle que soit la raison qui a pu vous inspirer une minute de complaisance, puisque vous m'avez appelé, puisque vous consentez à m'entendre, au nom du ciel, restez la même une minute encore, permettez-moi de vous parler. (Il se jette à genoux.) Si jamais homme au monde a été digne de vous comprendre, digne de vivre et de mourir pour vous, cet homme est Coelio. Je n'ai jamais valu grand chose, et je me rends cette justice que la passion dont je fais l'éloge trouve un misérable interprète. Ah ! si vous saviez sur quel autel sacré vous êtes adorée comme un dieu ! vous, si belle, si jeune, si pure encore, livrée à un vieillard qui n'a plus de sens et qui n'a jamais eu de coeur ! Si vous saviez quel trésor de bonheur, quelle mine féconde repose en vous ! en lui ! dans cette fraîche aurore de jeunesse, dans cette rosée céleste de la vie, dans ce premier accord de deux âmes jumelles ! Je ne vous parle pas de sa souffrance, de cette douce et triste mélancolie qui ne s'est jamais lassée de vos rigueurs, et qui en mourrait sans se plaindre. Oui, Marianne, il en mourra. Que puis-je vous dire? Qu'inventerais-je pour donner à mes paroles la force qui leur manque ? Je ne sais pas le langage de l'amour. Regardez dans votre âme ; c'est elle qui peut vous parler de la sienne. Y a-t-il un pouvoir capable de vous toucher ? vous qui savez supplier Dieu, existe-t-il une prière qui puisse rendre ce dont mon coeur est plein ? Marianne ! Marianne ! au nom du ciel, ne souriez pas ! ne fermez pas votre coeur au premier éclair qui l'ait peut-être traversé! Ce caprice de bonté, ce moment précieux va s'évanouir. - vous avez prononcé le nom de Coelio, vous avez pensé à lui, dites-vous. Ah ! si c'est une fantaisie, ne me la gâtez pas. - Le bonheur d'un homme en dépend. Oui, vous avez raison, je sais tout le tort que mon amitié peut faire. Je sais qui je suis, je le sens ; un pareil langage dans ma bouche a l'air d'une raillerie, vous doutez de la sincérité de mes paroles ; jamais peut-être je n'ai senti avec plus d'amertume qu'en ce moment le peu de confiance que je puis inspirer. O femme trois fois femme! Coelio vous déplaît, - mais le premier venu vous plaira. L'homme qui vous aime depuis un mois, qui s'attache à vos pas, qui mourrait de bon coeur sur un mot de votre bouche, celui-là vous déplaît ! il est jeune, beau, riche et digne en tout point de vous ; mais il vous déplaît ! et le premier venu vous plaira ! . Ton écharpe est bien jolie, Marianne, et ton petit caprice de colère est un charmant traité de paix. il ne me faudrait pas beaucoup d'orgueil pour le comprendre : un peu de perfidie suffirait. Ce sera pourtant Coelio qui en profitera. Attache ce chiffon à ton bras droit, Coelio ; prends ta guitare et ton épée. - Tu es l'amant de Marianne. La nuit est belle ; - la lune va paraître à l'horizon. Marianne est seule, et sa porte est entre ouverte. Tu es un heureux garçon, Coelio. Tu n'es pas encore parti ? Je te dis que tout est convenu. Une chanson sous sa fenêtre ; cache-toi un peu le nez dans ton manteau, afin que les espions du mari ne te reconnaissent pas. Sois sans crainte, afin qu'on te craigne ; et si elle résiste, prouve-lui qu'il est un peu tard. Et à moi aussi, car je n'ai dîné qu'à moitié. Pour récompense de mes peines, dis en sortant qu'on me monte à souper. As-tu du tabac turc ? Tu me trouveras probablement ici demain matin. Allons, mon ami, en route ! tu m'embrasseras en revenant. En route, en route ! la nuit s'avance. Écris sur tes tablettes, Dieu juste, que cette nuit doit m'être comptée dans ton paradis. Est-ce bien vrai que tu as un paradis ? En vérité, cette femme était belle, et sa petite colère lui allait bien. D'où venait elle ? C'est ce que j'ignore. Qu'importe comment la bille d'ivoire tombe sur le numéro que nous avons appelé. Souffler une maîtresse à son ami, c'est une rouerie trop commune pour moi. Marianne ou toute autre, qu'est-ce que cela me fait ? La véritable affaire est de souper ; il est clair que Coelio est à jeun. Comme tu m'aurais détesté, Marianne, si je t'avais aimée ! comme tu m'aurais fermé ta porte ! comme ton bélître de mari t'aurait paru un Adonis, un Sylvain, en comparaison de moi ! Où est donc la raison de tout cela? pourquoi la fumée de cette pipe va-t-elle à droite plutôt qu'à gauche ? voilà la raison de tout. - Fou ! trois fois fou à lier, celui qui calcule ses chances, qui met la raison de son côté ! La justice céleste tient une balance dans ses mains. La balance est parfaitement juste, mais tous les poids sont creux. Dans l'un il y a une pistole, dans l'autre un soupir amoureux, dans celui-là une migraine, dans celui-ci il y a le temps qu'il fait, et toutes les actions humaines s'en vont de haut en bas, selon ces poids capricieux. Voyons un peu cela. Malheureux que je suis ! qu'ai-je fait ? Mon manteau ! mon chapeau ! Dieu veuille qu'il soit encore temps ! Suivez-moi, vous et tous les domestiques qui sont debout à cette heure. il s'agit de la vie de votre maître. Ouvrez, ou j'enfonce les portes ! Où est Coelio ? Si tu l'as assassiné, Claudio, prends garde à toi ; je te tordrai le cou de ces mains que voilà. Ne l'es-tu pas toi-même, pour te promener à cette heure, ton épée sous le bras ? Venez et cherchez partout ! Moi seul au monde je l'ai connu. Cette urne d'albâtre, couverte de ce long voile de deuil, est sa parfaite image. C'est ainsi qu'une douce mélancolie voilait les perfections de cette âme tendre et délicate. Pour moi seul, cette vie silencieuse n'a point été un mystère. Les longues soirées que nous avons passées ensemble sont comme de fraîches oasis dans un désert aride ; elles ont versé sur mon coeur les seules gouttes de rosée qui y soient jamais tombées. Coelio était la bonne partie de moi-même ; elle est remontée au ciel avec lui. C'était un homme d'un autre temps ; il connaissait les plaisirs et leur préférait la solitude ; il savait combien les illusions sont trompeuses, et il préférait ses illusions à la réalité. Elle eût été heureuse la femme qui l'eût aimé. Je ne sais point aimer , Coelio seul le savait. La cendre que renferme cette tombe est tout ce que j'ai aimé sur la terre, tout ce que j'aimerai. Lui seul savait verser dans une autre âme toutes les sources de bonheur qui reposaient dans la sienne. Lui seul était capable d'un dévouement sans bornes ; lui seul eût consacré sa vie entière à la femme qu'il aimait, aussi facilement qu'il aurait bravé la mort pour elle. Je ne suis qu'un débauché sans coeur ; je n'estime point les femmes : l'amour que j'inspire est comme celui que je ressens, l'ivresse passagère d'un songe. Je ne sais pas les secrets qu'il savait. Ma gaieté est comme le masque d'un histrion ; mon coeur est plus vieux qu'elle, mes sens blasés n'en veulent plus. Je ne suis qu'un lâche ; sa mort n'est point vengée. Coelio m'aurait vengé Si j'étais mort pour lui comme il est mort pour moi. Ce tombeau m'appartient ; c'est moi qu'ils ont étendu sous cette froide pierre ; c'est pour moi qu'ils avaient aiguisé leurs épées ; c'est moi qu'ils ont tué. Adieu la gaieté de ma jeunesse, l'insouciante folie, la vie libre et joyeuse au pied du Vésuve! Adieu les bruyants repas, les causeries du soir, les sérénades sous les balcons dorés ! Adieu Naples et ses femmes, les mascarades à la lueur des torches, les longs soupers à l'ombre des forêts ! Adieu l'amour et l'amitié ! ma place est vide sur la terre.