Romorantin, le 7

Cher Gérard,

j’ai rencontré Jacques, qui m’a dit que tu hésitais à impersonner l’Octave des Caprices de Marianne, comme je te l’avais demandé. Tu ne te sens pas du tout, me dit-il, fait pour ce rôle. “Depardieu en héros romantique, ça va faire rire, on est maigre chez Musset.”, lui aurais-tu déclaré.

Bon, je conçois que ta première réaction puisse être de trouver étrange mon choix. Tu as l’air plus fait pour Jean Valjean que pour Cosette, plus pour Athos que pour d’Artagnan. Pourtant je reste persuadé de la valeur de ma décision. Pour moi, tout simplement, tu es Octave. Comme lui tu as le sens de la fête, de la musique, du vin, bien sûr. Mais comme lui aussi tu as une inquiétude, une angoisse, une douleur sourde cachée au fond de toi. Et lui comme toi tirez votre force, votre autorité, votre charisme, de cette double personnalité, de cette profondeur composite, contradictoire. C’est un rôle complexe, comme tu les aimes : il est ivre du matin au soir, il en vient à aimer Marianne, il aime pour la première fois parce qu’il a passé jusqu’alors son temps à s’étourdir pour ne pas sentir la souffrance, le vide et pourtant il restera fidèle au serment fait à son ami et qui le lie par delà la mort, à cette « foi jurée » dont la jeune femme lui rebat les oreilles et qu’il est finalement seul à respecter. C’est un beau rôle, c’est lui le personnage principal.

Et puis pour tout te dire, j’en ai assez de ces héros de Musset représentés comme maigres, émaciés, cachectiques. Lui-même n’était pas gros, mais enfin, est-ce que c’est une raison ? Est-ce que, parce que Hugo était barbu, on ne devrait représenter Ruy Blas ou Hernani qu’avec du poil au menton ? Pourquoi pas Ionesco avec l’accent roumain tant qu’on y est ? Non, c’est absurde. Et d’ailleurs je viens de tomber sur des gravures d’époque où Octave apparaît comme un bel avantageux, et Marianne n’y est pas plus gracile que lui. La convention de la maigreur ne s’impose guère qu’avec Sarah Bernhardt et ses rôles romantiques. Non, il faut sortir des clichés, le mal du siècle brûle l’âme, pas les graisses. Un gros peut aimer, avoir un destin, une passion, souffrir, être désespéré. Tu comprends bien que vu mon taux de cholestérol, je ne plaisante nullement, et que je pense chaque mot que j'écris.

Je t’avoue que je vois quand même Coelio maigre, mais le gars est évanescent, et pour tout dire guère intéressant. C’est Paul qui le jouera, il est parfait pour le rôle. Marianne, elle, ne manque pas d’appétits, il ne lui reste qu’à les découvrir, et sans parler de tour de taille, il me semble que quelques rondeurs généreuses — qu’une savante évolution dans son costume révélera/mettra en valeur au fur et à mesure du développement de l’action — viendraient agréablement étoffer le personnage, à la place des habituelles actrices anguleuses choisies pour le rôle. Je n’ai encore personne en vue. Qui choisirais-tu ? Avec qui veux-tu jouer ?

J’attends ta réponse. J’attends mon Octave.

Christian.