NÈGRES : Peuples d’Afrique, dont le Païs a son étendue des deux côtés du fleuve Niger. L’on appelle Nigritie cette grande Région qu’ils habitent, qui a plus de huit cens lieues de côtes, et qui s’étend plus de cinq cens lieues dans les terres. Il est incertain si ces peuples ont communiqué leur nom au pays, aussi bien qu’au grand fleuve qui l’arrose.

[Dans l’édition de 1742, s’intercale ici un paragraphe sur la cause de la noirceur des Nègres.]

Les Européens font depuis quelques siècles commerce de ces malheureux esclaves qu’ils tirent de Guinée et d’autres Côtes de l’Afrique pour soûtenir les colonies qu’ils ont établies dans plusieurs endroits de l’Amérique et dans les Iles Antilles.

Il est difficile de justifier tout-à-fait le commerce des Nègres ; cependant il est vrai que comme ces misérables Esclaves trouvent ordinairement leur salut dans la perte de leur liberté et la raison de l’instruction chrétienne qu’on leur donne, jointe au besoin indispensable qu’on a d’eux pour les cultures des sucres, des tabacs, des indigo, etc. adoucissent ce qui paraît d’inhumain dans un négoce où des hommes sont les Marchands d’autres hommes, et les achètent de même que des bestiaux pour cultiver leurs terres.

Le commerce des Nègres est fait par toutes les Nations qui ont des établissements dans les Indes Occidentales, et particulièrement par les François, les Anglois, les Portugais, les Hollandais, les Suédois et les Danois.

A l’égard des Espagnols, quoiqu’ils soient les mieux établis dans cette vaste partie du monde qu’ils ont découverte les premiers, et dont ils ont été aussi les premiers Conquérans, ils n’ont guère les Nègres de la première main, et ce sont les autres Nations qui font des traités avec eux pour leur en fournir, comme ont fait long-temps la Compagnie des Grilles établie à Gênes, celle de l’Assiente en France, et à présent la Compagnie du Sud en Angleterre, depuis la Paix d’Utrecht en 1713, qui a terminé la guerre pour la succession d’Espagne.

[Suit un passage sur le rôle des Français dans les grandes découvertes et sur les Compagnies de commerce.]

Les meilleurs Nègres se tirent du Cap Verd, du Royaume des Jaloffes, de celui de Galland, de Damel (ou Damoë), de la rivière de Gambie, de Majugard, de Bar, etc.

Un Nègre pièce d’Inde (comme on les nomme), depuis 17 à 18 ans jusqu’à 30 ans, ne revenoit autrefois qu’à trente ou 32 livres en marchandises propres au Païs, qui sont des eaux de vie, du fer, de la toile, du papier, des masses ou rassades de toutes couleurs, des chaudières et bassins de cuivre, et autres semblables que ces Peuples estiment beaucoup. Mais depuis que les Européens ont pour ainsi dire enchéri les uns sur les autres, ces Barbares ont sû profiter de leurs jalousies, et il est rare qu’on traite encore de beaux nègres pour 60 livres, la Compagnie de l’Assiente en ayant acheté jusqu’à 100 livres la pièce.

Les esclaves se font de plusieurs manières ; les uns, pour éviter la faim, se vendent eux-mêmes, leurs enfants et leurs femmes, aux Rois et aux plus puissans d’entre eux qui ont de quoi les nourrir ; car quoiqu’ils se passent de peu, la stérilité est quelquefois si extraordinaire dans certains endroits de l’Afrique, sur-tout quand il y a passé quelque nuage de sauterelles, qui est une playe assez ordinaire, qu’on n’y peut faire aucune récolte ni de mil ni de ris, ou d’autres légumes dont ils ont coutume de subsister.

Les autres sont des Prisonniers faits en guerre et dans les incursions que ces petits Roitelets font sur les terres de leurs voisins, souvent sans d’autres raisons que de faire des esclaves, lesquels emmènent jeunes, vieux, femmes, filles, jusqu’aux enfans à la mamelle.

Il y a des Nègres qui se surprennent les uns les autres, pendant que les vaisseaux d’Europe sont à l’ancre, y amenant ceux qu’ils ont pris pour les y vendre et les y embarquer malgré eux et il n’est point nouveau de voir des fils vendre de cette sorte leurs malheureux pères, des pères leurs propres enfans, et encore plus souvent ceux qui ne sont liés d’aucune parenté, mettre la liberté les uns des autres à prix de quelques bouteilles d’eau de vie ou de quelque barre de fer.

Ceux qui font ce négoce, outre les victuailles pour l’équipage du vaisseau, portent du gruau, des pois gris et blancs, des fèves, du vinaigre et de l’eau de vie pour la nourriture des Nègres qu’ils espèrent avoir de leur traite.

Aussi-tôt que la traite est finie, il ne faut point perdre de temps pour mettre à la voile, l’expérience ayant fait connaître que tant que ces misérables sont encore à la vue de leur patrie, la tristesse ou le désespoir les prend, dont l’une leur cause des maladies qui en font mourir une bonne partie pendant la traversée ; et l’autre les porte à s’ôter eux-mêmes la vie, soit en se refusant la nourriture, soit en s’ôtant la respiration par une manière dont ils savent se plier et contourner la langue qui à coup sûr les étouffe, soit enfin en se brisant la tête contre le vaisseau, ou en se précipitant dans la mer s’ils en trouvent l’occasion.

Cet excès d’amour pour la patrie semble diminuer à mesure qu’ils s’en éloignent, la gayeté m�ême leur prend, et c’est un secret presqu’immanquable pour la leur inspirer et pour les conserver jusqu’au lieu de leur destination, que de leur faire entendre des instrumens de musique, ne fussent que quelque vielle ou quelque musette.

A l’arrivée aux Iles, chaque tête de Nègre se vend depuis trois jusqu’à cinq cens livres suivant leur jeunesse, leur vigueur et leur santé ; ce n’est pas pour l’ordinaire en argent, mais en marchandises du crû du Pays. (Voyez Assiente)

Ces Nègres sont la principale richesse des Habitans des Iles ; qui en a une douzaine, peut être estimé riche. Comme ils multiplient beaucoup dans les pays chauds, leurs Maîtres, pour peu qu’ils les traitent avec douceur, voyent croître insensiblement cette famille de Noirs et augmenter en même temps le nombre de leurs esclaves, l’esclavage étant héréditaire parmi ces misérables.

Il est vrai qu’il est parfois dangereux d’avoir trop d’indulgence pour eux, étant d’un naturel dur, intraitable et incapable de se gagner par la douceur ; mais il faut éviter les deux extrémités ; un châtiment modéré les rend souples et les anime au travail, et au contraire trop de dureté les rebute, et dans leur désespoir ils se jettent parmi les Nègres Marons ou Sauvages, qui se tiennent dans les lieux inaccessibles des Iles où ils mènent une vie très misérable, mais plus à leur gré parce qu’elle est libre. (Voyez Code Noir)

Savary, Dictionnaire universel de commerce, 1723