TRAITE DES NEGRES, (Commerce d’Afrique) c’est l’achat des negres que font les Européens sur les côtes d’Afrique, pour employer ces malheureux dans leurs colonies en qualité d’esclaves. Cet achat de negres, pour les réduire en esclavage, est un négoce qui viole la religion, la morale, les loix naturelles, & tous les droits de la nature humaine.

Les negres, dit un Anglois moderne plein de lumieres & d’humanité, ne sont point devenus esclaves par le droit de la guerre ; ils ne se devouent pas non plus volontairement eux-mêmes à la servitude, & par conséquent leurs enfans ne naissent point esclaves. Personne n’ignore qu’on les achete de leurs princes, qui prétendent avoir droit de disposer de leur liberté, & que les négocians les font transporter de la même maniere que leurs autres marchandises, soit dans leurs colonies, soit en Amérique où ils les exposent en vente.

Si un commerce de ce genre peut être justifié par un principe de morale, il n’y a point de crime, quelque atroce qu’il soit, qu’on ne puisse légitimer. Les rois, les princes, les magistrats ne sont point les propriétaires de leurs sujets, ils ne sont donc pas en droit de disposer de leur liberté, & de les vendre pour esclaves.

D’un autre côté, aucun homme n’a droit de les acheter ou de s’en rendre le maître ; les hommes & leur liberté ne sont point un objet de commerce ; ils ne peuvent être ni vendus, ni achetés, ni payés à aucun prix. Il faut conclure de-là qu’un homme dont l’esclave prend la fuite, ne doit s’en prendre qu’à lui-même, puisqu’il avoit acquis à prix d’argent une marchandise illicite, & dont l’acquisition lui étoit interdite par toutes les loix de l’humanité & de l’équité.

Il n’y a donc pas un seul de ces infortunés que l’on prétend n’être que des esclaves, qui n’ait droit d’être déclaré libre, puisqu’il n’a jamais perdu la liberté ; qu’il ne pouvoit pas la perdre ; & que son prince, son pere, & qui que ce soit dans le monde n’avoit le pouvoir d’en disposer ; par conséquent la vente qui en a été faite est nulle en elle-même : ce negre ne se dépouille, & ne peut pas même se dépouiller jamais de son droit naturel ; il le porte partout avec lui, & il peut exiger par-tout qu’on l’en laisse jouir. C’est donc une inhumanité manifeste de la part des juges de pays libres où il est transporté, de ne pas l’affranchir à l’instant en le déclarant libre, puisque c’est leur semblable, ayant une ame comme eux.

Il y a des auteurs qui s’érigeant en jurisconsultes politiques viennent nous dire hardiment, que les questions relatives à l’état des personnes doivent se décider par les loix des pays auxquels elles appartiennent, & qu’ainsi un homme qui est déclaré esclave en Amérique & qui est transporté de-là en Europe, doit y être regardé comme un esclave ; mais c’est là décider des droits de l’humanité par les loix civiles d’une gouttiere, comme dit Cicéron. Est-ce que les magistrats d’une nation, par ménagement pour une autre nation, ne doivent avoir aucun égard pour leur propre espece ? Est-ce que leur déférence à une loi qui ne les oblige en rien, doit leur faire fouler aux piés la loi de la nature, qui oblige tous les hommes dans tous les tems & dans tous les lieux ? Y a-t-il aucune loi qui soit aussi obligatoire que les loix éternelles de l’équité ? Peut-on mettre en problème si un juge est plus obligé de les observer, que de respecter les usages arbitraires & inhumains des colonies ?

On dira peut-être qu’elles seroient bientôt ruinées ces colonies, si l’on y abolissoit l’esclavage des negres. Mais quand cela seroit, faut-il conclure de-là que le genre humain doit être horriblement lésé, pour nous enrichir ou fournir à notre luxe ? Il est vrai que les bourses des voleurs de grand chemin seroient vuides, si le vol étoit absolument supprimé : mais les hommes ont-ils le droit de s’enrichir par des voies cruelles & criminelles ? Quel droit a un brigand de dévaliser les passans ? A qui est-il permis de devenir opulent, en rendant malheureux ses semblables ? Peut-il être légitime de dépouiller l’espece humaine de ses droits les plus sacrés, uniquement pour satisfaire son avarice, sa vanité, ou ses passions particulieres ? Non.... Que les colonies européennes soient donc plutôt détruites, que de faire tant de malheureux !

Mais je crois qu’il est faux que la suppression de l’esclavage entraîneroit leur ruine. Le commerce en souffriroit pendant quelque tems : je le veux, c’est-là l’effet de tous les nouveaux arrangemens, parce qu’en ce cas on ne pourroit trouver sur le champ les moyens de suivre un autre système ; mais il résulteroit de cette suppression beaucoup d’autres avantages.

C’est cette traite de negres, c’est l’usage de la servitude qui a empêché l’Amérique de se peupler aussi promtement qu’elle l’auroit fait sans cela. Que l’on mette les negres en liberté, & dans peu de générations ce pays vaste & fertile comptera des habitans sans nombre. Les arts, les talens y fleuriront ; & aulieu qu’il n’est presque peuplé que de sauvages & de bêtes féroces, il ne le sera bientôt que par des hommes industrieux. C’est la liberté, c’est l’industrie qui sont les sources réelles de l’abondance. Tant qu’un peuple conservera cette industrie & cette liberté, il ne doit rien redouter. L’industrie, ainsi que le besoin, est ingénieuse & inventive ; elle trouve mille moyens différens de se procurer des richesses ; & si l’un des canaux de l’opulence se bouche, cent autres s’ouvrent à l’instant.

Les ames sensibles & généreuses applaudiront sans-doute à ces raisons en faveur de l’humanité ; mais l’avarice & la cupidité qui dominent la terre, ne voudront jamais les entendre.

Chevalier de Jaucourt, L’Encyclopédie