- Construisons un radeau, s'écria-t-il.
A peine avait-il laissé tomber cette parole que le groupe entier courut vers ces débris. Une foule d'hommes se mit à ramasser des crampons de fer, à chercher des pièces de bois, des cordes, enfin tous les matériaux nécessaires à la construction du radeau. Une vingtaine de soldats et d'officiers armés formèrent une garde commandée par le major pour protéger les travailleurs contre les attaques désespérées que pourrait tenter la foule en devinant leur dessein. Le sentiment de la liberté qui anime les prisonniers et leur inspire des miracles ne peut pas se comparer à celui qui faisait agir en ce moment ces malheureux Français.
- Voilà les Russes ! voilà les Russes ! criaient aux travailleurs ceux qui les défendaient.
Et les bois criaient, le plancher croissait de largeur, de hauteur, de profondeur. Généraux, soldats, colonels, tous pliaient sous le poids des roues, des fers, des cordes, des planches : c'était une image réelle de la construction de l'arche de Noé. La jeune comtesse, assise auprès de son mari, contemplait ce spectacle avec le regret de ne pouvoir contribuer en rien à ce travail ; cependant elle aidait à faire des noeuds pour consolider les cordages. Enfin, le radeau fut achevé. Quarante hommes le lancèrent dans les eaux de la rivière, tandis qu'une dizaine de soldats tenaient les cordes qui devaient servir à l'amarrer près de la berge. Aussitôt que les constructeurs virent leur embarcation flottant sur la Bérésina, ils s'y jetèrent du haut de la rive avec un horrible égoïsme. Le major, craignant la fureur de ce premier mouvement, tenait Stéphanie et le général par la main ; mais il frissonna quand il vit l'embarcation noire de monde et les hommes pressés dessus comme des spectateurs au parterre d'un théâtre.
- Sauvages ! s'écria-t-il, c'est moi qui vous ai donné l'idée de faire le radeau ; je suis votre sauveur, et vous me refusez une place.
Une rumeur confuse servit de réponse. Les hommes placés au bord du radeau, et armés de bâtons qu'ils appuyaient sur la berge, poussaient avec violence le train de bois, pour le lancer vers l'autre bord et lui faire fendre les glaçons et les cadavres.
- Tonnerre de Dieu ! je vous fiche à l'eau si vous ne recevez pas le major et ses deux compagnons, s'écria le grenadier, qui leva son sabre, empêcha le départ, et fit serrer les rangs, malgré des cris horribles.
- Je vais tomber ! je tombe ! criaient ses compagnons. Partons ! en avant !
Le major regardait d'un oeil sec sa maîtresse, qui levait les yeux au ciel par un sentiment de résignation sublime.
- Mourir avec toi ! dit-elle.
Il y avait quelque chose de comique dans la situation des gens installés sur le radeau. Quoiqu'ils poussassent des rugissements affreux, aucun d'eux n'osait résister au grenadier ; car ils étaient si pressés, qu'il suffisait de pousser une seule personne pour tout renverser. Dans ce danger, un capitaine essaya de se débarrasser du soldat qui aperçut le mouvement hostile de l'officier, le saisit et le précipita dans l'eau en lui disant : - Ah ! ah ! canard, tu veux boire ! Va !
- Voilà deux places ! s'écria-t-il. Allons, major, jetez-nous votre petite femme et venez ! Laissez ce vieux roquentin qui crèvera demain.
- Dépêchez-vous ! cria une voix composée de cent voix.
- Allons, major. Ils grognent, les autres, et ils ont raison.
Le comte de Vandières se débarrassa de ses vêtements, et se montra debout dans son uniforme de général.
- Sauvons le comte, dit Philippe.
Stéphanie serra la main de son ami, se jeta sur lui et l'embrassa par une horrible étreinte.
- Adieu ! dit-elle.
Ils s'étaient compris. Le comte de Vandières retrouva ses forces et sa présence d'esprit pour sauter dans l'embarcation, où Stéphanie le suivit après avoir donné un dernier regard à Philippe.
- Major, voulez-vous ma place ? Je me moque de la vie, s'écria le grenadier. Je n'ai ni femme, ni enfant, ni mère.
- Je te les confie, cria le major en désignant le comte et sa femme.
- Soyez tranquille, j'en aurai soin comme de mon oeil.
Le radeau fut lancé avec tant de violence vers la rive opposée à celle où Philippe restait immobile, qu'en touchant terre la secousse ébranla tout. Le comte, qui était au bord, roula dans la rivière. Au moment où il y tombait, un glaçon lui coupa la tête, et la lança au loin, comme un boulet.
- Hein ! major ! cria le grenadier.
- Adieu ! cria une femme.
Philippe de Sucy tomba glacé d'horreur, accablé par le froid, par le regret et par la fatigue.

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