Les fables de La Fontaine, des apologues ?

 

Un apologue est un court récit chargé d’illustrer une thèse explicite. Ce qui est exactement la définition d’une fable. Celles de La Fontaine sont donc des apologues. Il le dit lui-même : « Nous voyons que la Vérité a parlé aux hommes par paraboles ; et la parabole est-elle autre chose que l’apologue, c’est-à-dire un exemple fabuleux, et qui s’insinue avec d’autant plus de facilité et d’effet qu’il est plus commun et plus familier ? [...] L’apologue est composé de deux parties, dont on peut appeler l’une le corps, l’autre l’âme. Le corps est la fable ; l’âme, la moralité. » (Préface des Fables). Mais plus c’est beau et moins c’est simple.

La fable est un genre double : elle appartient en même temps au grand genre du récit (conte, fabliau, etc.) et à celui de la littérature d’idées. (aphorisme, maxime, proverbe). Or ces deux genres, de même que l’huile et l’eau, éprouvent quelque difficulté à se mélanger. En effet le récit suppose des personnages bien identifiés, la morale parle pour l’humanité entière ; le récit a un début et une fin, la morale est intemporelle. Ésope et Phèdre résolvaient cette difficulté en sacrifiant le récit à l’idée : il devenait un simple exemple sans intérêt en soi, sans valeur autre que celle d’illustration de la moralité.

Le projet de La Fontaine est très différent : il s’agit non pas de soumettre le récit à l’idée qu’il est censé illustrer, mais de jouer sur la tension entre les deux genres pour donner une force nouvelle à la fable. Il a donc développé l’art du récit, en même temps qu’il lui a donné une valeur souvent plus philosophique que purement morale. En somme chez lui, « l’apologue est un mélange instable » (Jean-Michel Messiaen), toujours au bord du déséquilibre.

 

1. L’art du récit

Si La Fontaine traverse les siècles, c’est d’abord à cause de sa manière de raconter des histoires, toute en finesse et en décalages, en précision et en humour.

 Ses fables composent tout d’abord une immense galerie de personnages divers :

    • des allégories (la Fortune, etc.)
    • des éléments naturels (la Mer, IV, 2 ; la Montagne qui accouche d’une souris, V, 10 ; les Autans, vents violents XII, 3)
    • des végétaux (le Chêne et le Roseau, I, 22 ; le Gland et la Citrouille, IX, 4 ; un arbre fruitier, X, 1)
    • des personnages inanimés (un buste, IV, 14 ; un cierge, VII, 8)
    • Dieu
    • des peuples (les Espagnols, IX, 15 ; les Anglais, VII, 17 ; les Romains, XII, 20)
    • les personnages de la mythologie grecque (Jupiter, X, 14 ; Hercule, X, 13)
    • les hommes
    • les animaux

Ces deux derniers groupes sont de loin les plus représentés, et son d’ailleurs souvent largement confondus, dans la mesure où les animaux, très anthropomorphiques, symbolisent (assez traditionnellement) les caractères humains (le lion la puissance, le renard la ruse, etc.)

Mais La Fontaine excelle surtout dans l’art de la description qui en quelques traits fait voir l’animal (cf. les lapins qui s’enfuient puis reviennent en X 14 ; « le Héron au long bec emmanché d’un long cou »). Ils ont tous une psychologie propre.

Un des autres traits de son génie littéraire est la manière dont il fait parler ses personnages, utilisant les trois styles (direct, indirect, indirect libre), l’un après l’autre (X, 1), glissant de l’un à l’autre ou les entremêlant.

On a pu aller jusqu’à dire que La Fontaine est un dramaturge tout autant qu’un narrateur et qu’il a écrit de véritables comédies (X, 9) comme des tragédies (« Les Animaux malades de la peste », VII, 1 ; X, 1).

En tout cas, il est un poète, il n’est que de voir la manière dont sa versification soutient, charpente le récit :

    • mise en valeur des mots essentiels par la diérèse (« ambition », X, 9)
    • emploi de l’enjambement pour créer un « micro-suspense » (X, 8)
    • déséquilibre réalisé par l’emploi d’un vers impair (X, 14)

 

2. Quelle(s) morale(s) ?

Les morales de La Fontaine sont presque toujours explicites. Elles sont situées au début ou à la fin de la fable, s’étendant plus ou moins. Parfois elle peut être presque aussi longue que la fable elle-même (X, 8), parfois elle se compose d’un ou deux vers. Elle donne des conseils moralisants, ou est constituée de considérations sur l’ordre du monde (X, 1) et le coeur de l’homme (X, 8).

Cependant la morale qui ressort du récit est souvent bien différente de celle qui se trouve, explicite, placée au début ou à la fin de la fable. L’un des exemples les plus célèbres est celui de la cigale et la fourmi : si la morale condamne l’insecte chanteur, le fabuliste est manifestement de son côté. De même, il prend le parti de la jeune veuve : son histoire est moins une illustration du manque de parole des femmes que de la toute-puissance de la vie (VI, 21). Il en est de même dans le livre X : la morale de la fable 1 condamne les abus de pouvoir des Grands, mais la fable illustre surtout la bêtise humaine. La Fontaine est plus un « immoraliste » qu’un moraliste.

De plus, si la morale est intemporelle, c’est loin d’être toujours le cas chez La Fontaine : nombreuses sont les allusions aux faits d’époque. Les Deux chèvres (XII, 4) qui refusent de se céder le passage rappellent aussi bien un fait-divers de l’époque (deux dames nobles restèrent bloquées des heures parce qu’elles ne voulurent pas reculer pour laisser passer l’autre, que les négociations entre le roi d’Espagne et Louis XIV (ils se rencontrèrent dans une île au milieu de la rivière frontalière afin que nul n’ait la prééminence) ; ce dernier est d’ailleurs bien souvent évoqué sous la figure du lion injuste et cruel, et c’est sûrement à lui (et à Nicolas Fouquet) que pense le fabuliste quand il écrit dans « Le Berger et le Roi » que « leur faveur est glissante ». Il est donc un témoin de son temps tout autant que de la vérité intemporelle.

La fable parle d’elle-même, elle est son propre miroir. Elle est souvent le réceptacle d’une réflexion sur elle-même et sur la littérature en général. Les exemples en sont nombreux.

« Les fables ne sont pas ce qu’elles semblent être ;
Le plus simple animal nous y tient lieu de maître.
Une morale nue apporte de l’ennui :
Le conte fait passer le précepte avec lui.
En ces sortes de feinte il faut instruire et plaire,
Et conter pour conter me semble peu d’affaire.
C’est par cette raison qu’égayant leur esprit,
Nombre de gens fameux en ce genre ont écrit.
Tous ont fui l’ornement et le trop d’étendue.
On ne voit point chez eux de parole perdue.
Phèdre était si succinct qu’aucuns l’en ont blâmé;
Ésope en moins de mots s’est encore exprimé.
Mais sur tous certain Grec renchérit et se pique
          D’une élégance laconique;
Il renferme toujours son conte en quatre vers ;
Bien ou mal, je le laisse à juger aux experts. » (VI, 1)

« Enfin, si dans ces vers je ne plais et n’instruis,
Il ne tient pas à moi; c’est toujours quelque chose.
            Comme la force est un point
            Dont je ne me pique point,
Je tâche d’y tourner le vice en ridicule,
Ne pouvant l’attaquer avec des bras d’Hercule.
C’est là tout mon talent; je ne sais s’il suffit.
            Tantôt je peins en un récit
La sotte vanité jointe avecque l’envie,
Deux pivots sur qui roule aujourd’hui notre vie;
            Tel est ce chétif animal
Qui voulut en grosseur au boeuf se rendre égal.
J’oppose quelquefois, par une double image,
Le vice à la vertu, la sottise au bon sens,
            Les agneaux aux loups ravissants;
La mouche à la fourmi; faisant de cet ouvrage
Une ample comédie à cent actes divers,
            Et dont la scène est l’univers.
Hommes, dieux, animaux, tout y fait quelque rôle [...] » (V, 1)

Il fait également oeuvre de théoricien littéraire dans le livre X, insistant dans la fable 14 sur la briéveté nécessaire de l’écriture, expliquant ainsi aussi bien sa propré pratique que louant celle de La Rochefoucauld, l’auteur des Maximes.

 

Conclusion

 On pourrait dire que La Fontaine met en boucle récit et morale. Après le récit, on doit relire la morale qui vous fait revoir le récit d’un autre oeil, et l'on s'aperçoit alors bien souvent que ce dernier porte une/des morale(s) implicite(s) bien différente(s) - et parfois opposée(s) - à la moralité affichée. Refusant de résoudre la contradiction entre les deux, La Fontaine démultiplie l’une par l’autre et invente un genre nouveau