Bonaparte est un homme de moyenne
taille, froid, pâle, lent, qui a l'air de n'être
pas tout à fait réveillé. Il a
publié, nous l'avons rappelé
déjà, un traité assez estimé sur
l'artillerie, et connaît à fond la manoeuvre du
canon. Il monte bien à cheval. Sa parole traîne
avec un léger accent allemand. Ce qu'il y a
d'histrion en lui a paru au tournoi d'Eglington. Il a la
moustache épaisse et couvrant le sourire comme le duc
d'Albe, et l'oeil éteint comme Charles 1X.
Si on le juge en dehors de ce qu'il appelle
« ses actes nécessaires » ou
« ses grands actes », c'est un
personnage vulgaire, puéril, théâtral et
vain. Les personnes invitées chez lui,
l'été, à Saint-Cloud, reçoivent,
en même temps que l'invitation, l'ordre d'apporter une
toilette du matin et une toilette du soir. Il aime la
gloriole, le pompon, l'aigrette, la broderie, les paillettes
et les passequilles, les grands mots, les grands titres, ce
qui sonne, ce qui brille, toutes les verroteries du pouvoir.
En sa qualité de parent de la bataille d'Austerlitz,
il s'habille en général.
Peu lui importe d'être
méprisé, il se contente de la figure du
respect.
Cet homme ternirait le second plan de
l'histoire, il souille le premier. [...]
Avant le 2 décembre, les chefs de la
droite disaient volontiers de Louis Bonaparte :
C'est un idiot. Ils se trompaient. Certes ce cerveau
est trouble, ce cerveau a des lacunes, mais on peut y
déchiffrer par endroits plusieurs pensées de
suite et suffisamment enchaînées. C'est un
livre où il y a des pages arrachées. Louis
Bonaparte a une idée fixe, mais une idée fixe
n'est pas l'idiotisme. Il sait ce qu'il veut, et il y va.
À travers la justice, à travers la loi,
à travers la raison, à travers
l'honnêteté, à travers
l'humanité, soit, mais il y va.
Ce n'est pas un idiot. C'est un homme d'un
autre temps que le nôtre. Il semble absurde et fou
parce qu'il est dépareillé. Transportez-le au
XVIe siècle en Espagne, et Philippe Il le
reconnaîtra; en Angleterre, et Henri VIII lui
sourira ; en Italie, et César Borgia lui sautera
au cou. Ou même bornez-vous à le placer hors de
la civilisation européenne, mettez-le, en 1817,
à Janina, Ali-Tepeleni lui tendra la main. [...]
Seulement il oublie ou il ignore qu'au temps
où nous sommes, ses actions auront à traverser
ces grandes effluves de moralité humaine
dégagées par nos trois siècles
lettrés et par la Révolution française,
et que, dans ce milieu, ses actions prendront leur vraie
figure et apparaîtront ce qu'elles sont, hideuses.
Victor Hugo,
« Portrait », in Napoléon le Petit.
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