Le mot « libertin » n'est prononcé que deux fois dans Dom Juan ; il se trouve les deux fois dans la bouche de Sganarelle, à la scène 2 de l'acte I, et au pluriel (« les libertins ne font jamais une bonne fin », « il y a de certains petits impertinents dans le monde, qui sont libertins sans sçavoir pourquoy, qui font les esprits forts, parce qu'ils croyent que cela leur sied bien ; et si j'avois un Maistre comme cela [...] »). Il ne désigne donc Don Juan que comme un élément d'un ensemble, et en quelque sorte par ricochet.
Le terme « libertin » recouvre dans la réalité du siècle des attitudes très différentes, qui ont comme seul point commun le rejet de la morale dominante, c'est-à-dire catholique.
Leurs conceptions religieuses vont de l'athéisme pur et simple d'un Théophile de Viau au déisme (croyance en un dieu, mais hors de toute religion et théologie organisées) de Gassendi ou Cyrano de Bergerac. Tous sont d'accord pour se méfier de toutes les orthodoxies et ressentent la nécessité de soumettre tous les dogmes à l'esprit critique. S'ils ne sont pas tous, loin de là, matérialistes, tous considèrent la religion essentiellement nécessaire à l'unité et au maintien de l'ordre social.
Sur le plan moral, ils sont également assez libres les uns et les autres. Mais de manière bien différente : si le baron de Blot et le cercle de Gaston d'Orléans pratiquent une franche débauche, Vauquelin des Yveteaux professe plutôt une morale épicurienne (deux attitudes que les dévots de l'époque, comme Sganarelle, confondent).
Le philosophe grec est d'ailleurs une référence essentielle, la pierre de touche par rapport à laquelle se situent les libertins. Tous n'acceptent pas son atomisme ni sa morale en même temps austère et ouverte, mais tous pensent comme lui que s'il existe un dieu, il se tient loin des hommes et ne se mêle pas de leurs affaires ; la Providence n'a pas d'existence pour eux.
D'après Antoine Adam
Voici quelques textes éclairants. Vous y entendrez des échos de Dom Juan (à moins que ce ne soit l'inverse).
Il y a environ vingt ans qu'estant curé de SaintEstienne, je fus adverty par les voisins qu'il y avoit dans la rue des Anglois un advocat du Conseil très malade, qui entretenoit une demoiselle depuis longtemps sans estre marié, et qu'il avoit envoié quérir un notaire pour faire son testament, se voyant en danger de mourir, mais qu'il ne se mettoit pas en peine de recevoir les sacremens, ny de me demander ou quelqu'un de mes prestres. C'estoit un jour de dimanche après vespres. Je m'y transportay aussy tost, mais l'on ne voulut pas me laisser entrer, en me disant que Monsieur n'estoit pas en estat de me parler, et que j'y revinsse au soir. Je ne manquay pas d'y retourner, mais l'on me refusa encore l'entrée en me disant que Monsieur faisoit son testament. Je respondis que j'allois voir quelques autres malades dans le voisinage, et que je reviendrois en peu de temps, ce que je fis. Mais comme l'on ne vouloit pas encore me laisser monter dans la chambre du malade, je ne laissay pas d'y monter, en disant que mon devoir m'y obligeoit, et qu'absolument je youlois parler à mon paroissien, pour veiller au salut de son âme, de laquelle je devois respondre à Dieu. Je frappay assez fortement à la porte, en disant assez haut que je trouvois très mauvais qu'on refusast au Pasteur de voir son ouaille malade. L'on m'ouvrit alors, et fus droit au lit du malade, qui me receut bien et me fit excuse de ce qu'on m'avoit pas laissé entrer dès la première fois, et luy-mesme fit sortir de la chambre tout le monde qui y estoit afin d'avoir la liberté entière de me parler plus confidemment, comme il fit, en me disant : Monsieur, je ne suis pas en estat de me confesser ny de recevoir les sacremens, que vous ne m'ayez auparavant éclaircy les difficultés que j'ay sur la religion chrétienne, que j'ay professée extérieurement pour n'estre pas remarqué et poùr sauver les dehors. Mais dans le fond de mon âme, j'ay cru que c'estoit une fable, et je ne suis pas seul de mon sentiment, car nous sommes bien vingt mille personnes dans Paris qui sont dans ces sentiments. Nous nous connaissons tous, nous faisons des assemblées secrettes, et nous nous fortifions mutuellement dans nos sentiments d'irréligion, croyant que la religion n'est qu'une politique mondaine inventée pour maintenir les peuples dans la soumission et dans l'obéissance aux souverains par la crainte des enfers imaginaires. Car de bonne foy nous n'en croyons point, non plus que de paradis. Nous croyons que quand nous mourons tout est mort pour nous. Que Dieu, s'il y en a, ne se mesle point de nos affaires, et plusieurs autres blasphèmes qu'il m'advança contre JésusChrist, qu'il croyoit un imposteur aussy bien que Moyse et Mahomet. Il m'adjousta que beaucoup de ses camarades d'irréligion ne laissoient pas de fréquenter les sacremens et d'aller à leurs paroisses pour n'estre point découverts, mais que pour luy il n'avoit point voulu estre hypocrite jusqu'à ce point : c'est pour cela qu'il y avoit trente ou quarante ans qu'il n'avoit esté à confesse ny à la communion. (Mémoires du curé Beurrier)
Nous sommes bien demy-douzaine
Qui ne nous mettons guère en peine
Du Vieux ny Nouveau Testament,
Et je tiens qu'il est impossible
De trouver sous le Firmament
Des gens moins zélés pour la Bible. (Chanson du baron de Blot)
Couplets
Puisqu'enfin il faut que je quitte
Ce beau titre de desbauché,
Je veux devenir hypocrite,
Crainte qu'il me manque un péché;
Et je prendray la contenance
De quelque cagot d'importance.
Je veux à présent estre sage,
La mode du siècle y semont;
Qu'on ne me parle de voyage,
Surtout de celuy de Beaumont!
Car ce chemin, sans doute aucune,
N'est pas celuy de la Fortune.
Que jamais plus on ne me parle
De bougre ny de cabaret
Adieu, maistre Guy, maistre Charles,
Adieu, Nanon, adieu, Babet;
Et quoi que tard je m'en advise,
Je prétens qu'on me canonise.
Ah! que je vais bien contrefaire
Le visage d'un innocent!
Je ne veux plus songer à plaire
Qu'au révérend Père Vincent,
Et je ne perds pas espérance
D'estre du Conseil de Conscience.
Que Gauffre s'aille faire pendre,
Le Normand et d'Olonne aussy
Les exemples que je veux prendre
Ont à la Cour mieux réussy
Pour peu que j'aye conduite bonne,
Je veux imiter Chaudebonne.(Chanson du baron de Blot)
Avoir peu de parens, moins de train que de rente,
Et chercher en tout temps l'honneste volupté,
Contenter ses désirs, maintenir sa santé,
Et l'âme de procez et de vices exempte
A rien d'ambitieux ne mettre son attente,
Voir ceux de sa maison n quelque authorité,
Mais sans besoin d'appuy garder sa liberté,
De peur de s'engager à rien qui mescontente.
Les jardins, les tableaux, la musique, les vers,
Une table fort libre et de peu de couverts,
Avoir bien plus d'amour pour soy que pour sa Dame,
Estre estimé du Prince et le veoir rarement,
Beaucoup d'honneur sans peine, et peu d'enfans sans femme,
Font attendre à Paris la mort fort doucement. (Vauquelin des Yveteaux)