Les deux protagonistes principaux sont presque toujours en scène, et ensemble. La plupart des scènes sont organisées autour de leur dialogue. Leurs rapports apparaissent donc en même temps fondamentaux dans la pièce et complexes.
La présence de Sganarelle sexplique par des considérations dordre dramaturgique : dans une comédie de caractère, le personnage principal ne saurait être isolé ; il a besoin dun regard extérieur ou dun faire-valoir. Sganarelle remplit ces deux fonctions. Ainsi Sganarelle exprime-t-il la réprobation morale que lui inspire Don Juan : ce dernier, dans les paroles de son valet, apparaît comme vil, immoral, athée,
Plus étonnant, linverse aussi est vrai : Sganarelle est autant révélé par Don Juan que ce dernier lest par son valet. Le maître éclaire constamment les traits caractéristiques de la personnalité de son serviteur : verbiage, crédulité, lâcheté, gourmandise, etc.
Mais la révélation de lun par lautre va plus loin : en révélant lautre, ils se révèlent eux-mêmes. Lorsque le valet souligne limpiété de son maître, cest sa piété frustre quil met en valeur ; par le plaisir que Don Juan montre à enfermer Sganarelle dans ses propres contradictions, cest sa cruauté quil met en valeur.
Il est le valet de Don Juan (c'est du moins ce que dit la distribution, en fait on ne le voit jamais accomplir de besognes serviles, il semble plutôt être plutôt son homme de confiance, un critique a dit « son intendant ») et lui doit donc obéissance. Il a peur de son maître (I, 1 et de nombreux autres endroits de la pièce). Mais en même temps il ne craint pas parfois de le défier, même si cela se produit la plupart du temps en son absence. Il est capable de faire preuve dune certaine ironie, appliquant les ordres de Don Juan à la lettre sans en respecter lesprit ( Traître, tu ne mavais pas dit quelle [Elvire] était ici elle-même Monsieur, vous ne me lavez pas demandé (I, 2)) Il va parfois jusquà dire ses quatre vérités à son maître, il est vrai le plus souvent avec laccord de ce dernier. Il agit même par trois fois contre les intérêts de Don Juan (I, 1 ; II, 3 & II, 4). Une fois même il réussit à fléchir Don Juan (le déguisement entre les actes II & III).
En fait Sganarelle est davantage un auxiliaire, un homme de confiance, quun valet. Don Juan possède dautres serviteurs (La Violette, Ragotin, La Ramée) à qui sont confiées les différentes tâches matérielles). Jamais au cours de la pièce, Sganarelle ne se livre à une occupation domestique.
Il semble quau-delà de sa peur, il ressent de la fierté de servir un maître hors du commun (Oh! quel homme! quel homme! V, 2) et de le percer à jour (je sais mon Don Juan sur le bout du doigt I , 2)
Si Sganarelle semble navoir aucune existence en dehors de celle que lui procure son maître, Don Juan, de son côté, a foncièrement besoin de son serviteur. Il ne sen sépare quexceptionnellement (Je voudrais bien savoir pourquoi Sganarelle ne me suit pas II, 4).
Sganarelle est pour lui un serviteur irremplaçable : cest lui qui est chargé de laider dans ses entreprises amoureuses ; cest lui sur qui Don Juan essaie de se débarrasser des corvées (laffrontement avec Elvire I, 3) ; cest à lui qu'il se confie (V, 2) Mais de plus Don Juan a besoin dun faire-valoir et dun témoin : la présence réprobatrice mais impuissante de Sganarelle met en valeur la force de ses théories et laudace de ses actions.
Enfin le libertin semble parfois un peu effrayé par son valet. Il semble avoir conscience que ce dernier représente tout ce quil combat, et finalement tout ce qui aura raison de lui. Aussi, sil lui accorde souvent lautorisation de parler, il le fait souvent taire assez violemment (I, 2 ; III, 5 ; IV, 1)
Sganarelle et Don Juan sont donc très divisés dans les sentiments quil éprouvent lun envers lautre. De lattachement à la haine, toute la gamme est sollicitée. Le valet ressent pour le maître une véritable affection, ainsi quune profonde admiration ; mais il lui est lié par la peur et en arrive aussi à le haïr. De même Don Juan éprouve pour son valet de la familiarité, de la gentillesse, de lintérêt ; mais que de cruauté aussi ; et parfois que de haine! Les personnages ne parviennent pas à faire la part de leurs sentiments.Ils se repoussent et sattirent mutuellement opposés et confondus en même temps.
Sans doute ces ambiguïtés fondamentales ne sont-elles que le reflet de lambiguïté profonde que Molière ressent pour le personnage-titre. Certes il critique Don Juan ; mais en même temps il ne peut sempêcher, comme Sganarelle, de ladmirer ; il met ainsi en valeur une certaine grandeur du personnage. Sil juge Don Juan un grand seigneur méchant homme, il nen est pas moins, comme le valet, fasciné par lui.
Ni lun ni lautre des deux personnages ne trouve grâce à ses yeux Ils sont tous les deux des caricatures, enfermés tous deux dans un système qui fera finalement deux, à la fin de la pièce, des vaincus.