SECOND SOIR
Que la Lune est une terre habitée.

La Lune est une terre comme celle-ci, et [...] apparemment elle est habitée. Je n'ai pourtant jamais ouï parler de la Lune habitée, dit-elle, que comme d'une folie et d'une vision. C'en est peut-être une aussi, répondis-je. Je ne prends parti dans ces choses-là que comme on en prend dans les guerres civiles, où l'incertitude de ce qui peut arriver fait qu'on entretient toujours des intelligences dans le parti opposé, et qu'on a des ménagements avec ses ennemis même. Pour moi, quoique je croie la Lune habitée, je ne laisse pas de vivre civilement avec ceux qui ne le croient pas ; et je me tiens toujours en état de me pouvoir ranger à leur opinion avec honneur. Si elle avait le dessus : mais en attendant qu'ils aient sur nous quelque avantage considérable, voici ce qui m'a fait pencher du côté des habitants de la Lune.

Supposons qu'il n'y ait jamais eu nul commerce entre Paris et Saint-Denis, et qu'un bourgeois de Paris, qui ne sera jamais sorti de sa ville, soit sur les tours de Notre-Dame, et voie Saint-Denis de loin ; on lui demandera s'il croit que Saint-Denis soit habité comme Paris. Il répondra hardiment que non ; car, dira-t-il, je vois bien les habitants de Paris mais ceux de Saint-Denis je ne les vois point : on n'en a jamais entendu parler. Il y aura quelqu'un qui lui représentera qu'à la vérité quand on est sur les tours de Notre-Dame on ne voit pas les habitants de Saint-Denis, mais que l'éloignement en est cause ; que tout ce qu'on peut voir de Saint-Denis ressemble fort à Paris ; que Saint-Denis a des clochers, des maisons, des murailles, et qu'il pourrait bien encore ressembler à Paris pour être habité. Tout cela je gagnera rien sur mon bourgeois ; il s'obstinera toujours à soutenir que Saint-Denis n'est point habité, puisqu'il n'y voit personne. Notre Saint-Denis, c'est la Lune, et chacun de nous est ce bourgeois de Paris, qui n'est jamais sorti de sa ville.
Ah ! interrompit la marquise, vous nous faites tort ; nous ne sommes point si sots que votre bourgeois puisqu'il voit que Saint-Denis est tout fait comme Paris, il faut qu'il ait perdu la raison pour ne le pas croire habité ; mais la Lune n'est point du tout faite comme la terre. Prenez garde, madame, repris-je ; car s'il faut que la Lune ressemble en tout à la terre, vous voilà dans l'obligation de croire la Lune habitée. J'avoue, répondit-elle, qu'il n'y aura pas moyen de s'en dispenser, et je vous vois un air de confiance qui me fait déjà peur. Les deux mouvements de la terre, dont je ne me fusse jamais doutée, me rendent timide sur tout le reste ; mais pourtant serait-il bien possible que la terre fût lumineuse comme la Lune ? car il faut cela pour leur ressemblance. Hélas madame, répliquai-je, être lumineux n'est pas si grand chose que vous pensez. Il n'y a que le Soleil en qui cela soit une qualité. Il est lumineux par lui-même, et en vertu d'une nature particulière qu'il a ; mais les planètes n'éclairent que parce qu'elles sont éclairées de lui. Il envoie sa lumière à la Lune elle nous la renvoie, et il faut que la terre renvoie aussi à la Lune la lumière du Soleil : il n'y a pas plus loin de la terre à la Lune que de la Lune à la terre.

Mais, dit la marquise, la terre est-elle aussi propre que la Lune à renvoyer la lumière du Soleil ? Je vous vois toujours pour la Lune, repris-je, un reste d'estime dont vous ne sauriez vous défaire. La lumière est composée de petites balles qui rebondissent sur ce qui est solide, et retournent d'un autre côté, au lieu qu'elles passent au travers de ce qui leur présente des ouvertures en ligne droite, comme l'air ou le verre. Ainsi, ce qui fait que la Lune nous éclaire, c'est qu'elle est un corps dur et solide, ce qui nous renvoie ces petites balles. Or, je crois que vous ne contesterez pas à la terre cette même dureté et cette même solidité. Admirez donc ce que c'est que d'être posté avantageusement. Parce que la Lune est éloignée de nous, nous ne la voyons que comme un corps lumineux, et nous ignorons que ce soit une grosse masse semblable à la terre. Au contraire, parce que la terre a le malheur que nous la voyons de trop près, elle ne nous paraît qu'une grosse masse, propre seulement à fournir de la pâture aux animaux, et nous ne nous apercevons pas qu'elle est lumineuse, faute de nous pouvoir mettre à quelque distance d'elle. Il en irait donc de la même manière, dit la marquise, que lorsque nous sommes frappés de l'éclat des conditions élevées au-dessus des nôtres, et que nous ne voyons pas qu'au fond elles se ressemblent toutes extrêmement.

C'est la même chose, répondis-je. Nous voulons juger de tout, et nous sommes toujours dans un mauvais point de vue. Nous voulons juger de nous, nous en sommes trop près ; nous voulons juger des autres, nous en sommes trop loin. Qui serait entre la Lune et la terre, ce serait la vraie place pour les bien voir. Il faudrait être simplement spectateur du monde, et non pas habitant.

Fontenelle, Entretiens sur la pluralité des mondes