Les textes suivants racontent la même histoire de deux points de vue internes successifs.
Bellocq essuya l'acide qu'il
avait sur les doigts en se passant la main dans les cheveux.
Une vieille habitude. De sa fenêtre, il regarda partir
cet homme qui s'en allait en agitant la photo pour la faire
sécher. Il ne l'avait pas invité à
rester plus longtemps. Trop de travail cette nuit. Michael Ondaatje, Le Blues de Buddy Bolden
Une balle siffla à ses
oreilles, puis une autre, et une autre... elle se mit
à courir, sautant sur les pierres, et les pierres
sautaient elles aussi... Dans sa course folle, le cordon de
sa cape se défit et elle la perdit. Elle courut,
courut vers la montagne qui s'élevait au bout de la
prairie. Elle sentit un crépitement à son
oreille, non, c'était plutôt au pied... quelque
chose se déchira. Elle tomba, nue, rampant dans les
touffes d'herbe. Francisco Coloane El Guanaco (ch. 5 & 6)
Clément chargea son
accordéon sur son épaule, il avait les mains
trop moites pour le retenir sous son bras, il avait peur
qu'il ne glisse. Sans son accordéon et sans Marthe,
et avec la femme assassinée, c'était foutu. Il
promena les yeux sur le carrefour. Dans la petite rue en
biais, il repéra deux prostituées et ça
lui redonna courage. Fred Vargas, Sans Feu ni lieu
Pour comprendre l'extrait suivant, tiré d'un roman de cape et d'épée, un petit schéma est sans doute nécessaire. L'intérêt de ce texte est qu'il montre un changement de point de vue interne dans un récit écrit à la première personne, ce qui est rare. La suite se passa à allure extraordinaire. L'ombre qui était la plus proche de moi sortit de sa cachette et s'avança vers Diego Alatriste presque au même moment que moi. Je retins mon souffle tandis qu'elle se dirigeait vers lui, sans savoir que j'étais derrière elle. Un, deux, trois pas. En cet instant précis, Dieu voulut bien se souvenir de moi et les nuages se déchirèrent. A la faible clarté qui tomba du croissant de lune, je pus distinguer le dos d'un homme robuste qui s'approchait, l'épée au clair. Et du coin de l'oeil, j'en vis deux autres s'avancer sur la place. Pendant ce temps, l'épée du capitaine dans ma main gauche, je dressai la droite qui tenait le pistolet. Je vis alors que Diego Alatriste s'était arrêté au beau milieu de la place et que dans sa main brillait son couteau de boucher, bien inutile dans les circonstances. Je fis encore deux pas en avant et je touchai presque le dos de l'homme qui me précédait avec le canon du pistolet, quand celui-ci entendit mes pas et fit volte-face. J'eus le temps de voir son visage ahuri par la surprise quand je pressai sur la détente et que le coup partit. La détonation fit résonner la Porte des Mes. Diego Alatriste les avait vus s'approcher juste avant le premier coup de pistolet. Il est vrai qu'il s'était attendu à une embuscade dès qu'il sortirait dans la rue et qu'il s'était préparé à vendre chèrement sa peau avec son ridicule couteau. L'éclair du coup de feu le déconcerta, comme les deux autres. Un instant, il crut que c'était lui qu'on visait. Puis il entendit mon cri et, ne comprenant toujours pas ce que je pouvais faire en ce lieu et à pareille heure, il vit voler son épée en l'air, comme si elle tombait du ciel. En un clin d'oeil, il s'en était emparé, juste à temps pour faire face aux deux lames qui fonçaient sur lui avec une rage aveugle. Ce fut l'éclair du second coup de feu qui lui permit de se faire une image de la situation, quand la balle passa en sifflant tout près de lui et de ses assaillants. L'un d'eux l'attaquait par la gauche et l'autre de face, presque à angle droit. Celui qu'il avait devant lui tentait de lui faire garder cette position tandis que l'autre essayait de lui décocher un coup mortel au flanc gauche ou au ventre. Il s'était déjà trouvé dans pareille situation, mais il n'est pas facile de se battre contre deux adversaires lorsque la main gauche n'est armée que d'un petit couteau. Habilement, il pivotait d'un côté puis de l'autre pour se dérober le plus possible à leurs coups, cherchant surtout à se protéger du côté gauche. Arturo Perez-Reverte, Le capitaine Alatriste
À la fin de la Commune, révolte populaire qui eut lieu à Paris en 1871, eut lieu une sévère répression militaire. Jules Vallès, un Communard, essaie d'y échapper en se déguisant en ambulancier. Un autre écrivain, ennemi de la Commune, le reconnaît mais ne le dénonce pas. Voici les récits des deux protagonistes de l'événement.
Pendant que j'étais là, me reposant et regardant autour de moi, je vis venir une petite voiture d'ambulance, traînée par un mulet et conduite par deux hommes. L'un des charretiers, de taille moyenne et de charpente assez solide, attira mon attention par son extrême brutalité. Il marchait en se dandinant avec un mouvement des hanches et des épaules très accentué ; il faisait claquer bruyamment son fouet ; il criait : Hue donc ! et jurait contre le mulet, qui secouait ses grandes oreilles. Il avait une démarche peu naturelle, semblable à celle d'un acteur qui exagère son rôle parce qu'il ne le sait pas. Je le regardai au visage la face était blême, sans apparence de barbe, le dessous des yeux très fripé, le nez gros et la bouche extrêmement mobile, comme agitée d'un mouvement involontaire ; le front en partie était caché par la coiffure. Ce charretier se tourna vers moi ; nos yeux se rencontrèrent, je le reconnus : c'était Jules Vallès. J'éprouvai une intolérable émotion; je m'imaginai que, puisque je l'avais reconnu, tout le monde allait le reconnaître que les soldats le regardaient, que les officiers le désignaient, que les inspecteurs de police qui parcouraient le quartier allaient venir l'arrêter ; qu'on le pousserait contre un mur et qu'on le fusillerait sur place. J'eus là une minute très pénible. Pendant ce temps-là, il claquait toujours son fouet et ne ressemblait pas du tout à un charretier. Il prit sa mule par la bride et fit entrer la voiture d'ambulance à Nôtre-Dame de la Pitié. Il n'y resta pas longtemps je l'en vis sortir précipitamment, comme un homme qui a bonne envie de se mettre à courir et qui n'ose pas il retourna plusieurs fois la tête, s'éloigna et disparut. J'eus un soupir de soulagement. Maxime du Camp
« Service d’ambulance ! » Je me croise avec des confrères qui promènent le collet violet et les agréments d’or au milieu d’hommes qui font la soupe ou lavent les affûts des canons. Plus d’un se retourne sur mon passage. Mais qui reconnaîtrait Jacques Vingtras ? … j’ai le menton ras et des lunettes bleues ! Tout à l’heure, j’ai aperçu dans une glace de devanture une tête glabre, osseuse, et blême comme une face de prêtre, les cheveux rejetés en arrière, sans raie ! Physionomie d’impitoyable ! Mine de partisan cruel ! Ils doivent me prendre pour un fanatique qui recherche les blessés moins pour les secourir que pour les achever. « Des blessés ? nous n’en faisons pas ! m’a dit un adjudant, et les nôtres ont les chirurgiens du régiment qui les dirigent sur des points spéciaux. Mais si vous voulez enlever ces charognes, vous nous rendrez un vrai service elles nous empuantent depuis deux jours. » Il s’est tu… heureusement. Je voyais rouge. « Une ! deux ! » Nous hissons les « charognes » dans la charrette. Voilà que les soldats eux-mêmes tirent notre rosse par la bride, et poussent à la roue, pour que nous emportions vite les macchabées qui vont leur flanquer la peste. Sur un de ces macchabées-là, que nous avons ramassé derrière un tas de bois, dans un chantier, les mouches bourdonnaient comme sur un chien crevé ! Nous en avons sept. Il n’en peut plus tenir ; et mon tablier n’est qu’une grande plaque de sang caillé ! Les lignards mêmes détournent les yeux, et nous galopons libres dans un sillon d’horreur. « Où allez-vous ? interroge une dernière sentinelle. – Là, à l’hôpital Saint-Antoine ! » C’est plein de porte-brassards. Je marche droit à eux, et leur signale mon lot de chair humaine. « Versez vos corps dans cette salle » Elle est pavée de cadavres ; un bras me barre le passage, un bras que la mort a saisi et fixé dans un héroïque défi, tendu, menaçant, avec un poing fermé qui a dû effleurer un nez d’officier devant le peloton d’exécution ! On est en train de fouiller les victimes. Sur l’une, on trouve un cahier de classe : c’est une fillette de dix ans qu’un coup de baïonnette a saignée comme un cochon, à la nuque, sans couper un petit ruban rose qui retient une médaille de cuivre. Sur une autre, une queue de rat, des besicles, quatre sous, et un papier qui indique qu’elle est garde-malade, et qu’elle a quarante ans. Par ici, un vieillard dont le torse nu émerge au-dessus du charnier. Tout son sang a coulé, et son masque est si pâle que le mur blanchi contre lequel on l’a adossé en paraît gris. On dirait un buste de marbre, un fragment de statue tombée aux gémonies. Celui qui fait l’inventaire est inopinément appelé pour reconnaître un suspect. Il me prie de le remplacer un moment. « Mettez-vous au coin de la table. » Cela m’a permis de cacher mon regard mais il faut répondre parfois à une question, et montrer sa voix ! L’inscriveur rentre et se rassied. « Vous voilà libre, merci ! » Libre ! je ne le suis pas encore ; mais ça ne tardera pas… ou j’y passerai ! « Venez ! venez tout de suite ! murmure mon guide avec épouvante. On s’inquiète de savoir qui vous êtes. » Heureusement, on tue pas loin de là ; ils ne veulent point perdre une bouchée du spectacle, et ils y courent. La bousculade nous protège. Nous repartons. « Halte-là ! qui êtes-vous ? » J’exhibe mon reçu macabre. « Bien ! passez… Arrêtez ! – Quoi donc ? – Voulez-vous prendre et porter à l’ambulance un troupier endommagé ? » Si je veux ! Nous sommes des bons, maintenant ! Nous tenons notre lignard. Je l’embrasserais ! Il demande un pansement. Ah ! sacré nom ! « Mauvais, mauvais ! les pansements, mon garçon ! Ça ne guérit pas ! » Il y tient. Tant pis, je vais le panser… il en mourra ! On finit par le dissuader. Mais qu’est-ce qu’il veut encore ? « Docteur ! docteur ! voici notre colonel et mon commandant. Je voudrais bien leur dire adieu. – Mauvais, mauvais ! les émotions, mon garçon ! Ça donne la fièvre ! » Nous trottons sur le velours maintenant. Chaque fois qu’on a à doubler un cap plein de soldats, je fais l’ange gardien avec mon fantassin. Il va mal ! … pourvu seulement qu’il dure jusqu’à la Pitié ! Malheur ! Le cheval s’est déferré et s’éclope. Il ne veut plus aller ; on lui a donné trop de besogne. « Voyez-vous, dit le cocher, nous aurions dû leur faire boire du sang ! » Oh ! cette fois, je suis perdu ! Un homme est là, qui a plongé ses yeux dans les miens, et qui m’a deviné, je le sens ! N’est-ce pas celui qui, aux Débats, fronça le sourcil en lisant la lettre de Michelet pour nos amis de La Villette, et qui semblait désirer l’abattage des condamnés ? … Aujourd’hui, il n’a qu’à faire un signe, et ses bourreaux me charcutent. Ce n’est pas encore pour cette fois. L’autre a-t-il cru à une erreur ? A-t-il horreur d’une délation ? … Il s’éloigne. « C’est M. Du Camp qui s’en va là-bas », a dit un épauletier en le montrant. Cet épauletier-là s’est, à son tour, planté devant moi. Mon cœur sautait dans ma poitrine… Mais soudain la bâche s’est écartée, l’agonisant a avancé son visage exsangue, et étendu le bras d’un mouvement vague, en balbutiant : « Que je serre votre main avant de claquer, mon officier ! » Il a fait : « Oh ! » et est retombé. Son crâne a rebondi contre les parois du char à bancs. « Pauvre diable ! Merci, Docteur ! » Vite, allons ! Oh ! ce carcan ! Hue donc ! hue ! Il faut remiser notre cadavre : nous nous engouffrons sous la porte de la Pitié. Le directeur est dans la cour… il me reconnaît illico. Je suis allé à lui. « Comptez-vous me livrer ? – Dans cinq minutes je vous répondrai. » Je les ai trouvées presque courtes, ces cinq minutes. À peine ai-je eu le temps de défriper ma chemise, de redresser mon col, et de me peigner avec mes doigts. Tant de choses à faire ! la toilette à rafistoler, la phrase à léguer, l’attitude à prendre ! Le directeur reparaît et s’adresse au gardien : « Rouvrez la grille. » Il a tourné les talons, à bout d’efforts, et ne voulant pas que mon geste le remerciât. Le dada boiteux se remet en route. Jules Vallès, L'Insurgé |