Le regard
dans Le Voyageur sans bagage

 

Le regard est un thème essentiel de la pièce : le regard que les autres portent sur Jacques, sur Gaston, le regard qu'il porte sur lui-même (Jacques et Gaston). En fait on pourra suivre trois types de regards : un regard scénique, mis en scène, présent en scène/ hors-champ ; le regard social de la pièce, que les personnages portent les uns sur les autres (par ce biais, Anoulh critique ce milieu) ; le regard intérieur que presque seul Gaston porte sur lui-même.

 

1. Le regard scénique

Il est particulièrement présent dans les tableaux des domestiques, qui offrent justement un second regard, décalé par rapport au premier. Il se manifeste alors par le dispositif scénique du trou de serrure, auquel se succèdent les serviteurs au tableau II (voir el schéma et la complexité), et où se tiennent le valet de chambre et el chauffeur au tableau IV (notons que ce n'est pas la même porte).

Mais, en dehors de ce contre-champ, de ce regard en quelque sorte « par-derrière », les regards mis en scène sont nombreux dans la pièce. C'est bien sûr d'abord le regard de Gaston sur les objets et sur les êtres : dès le début, il regarde les tableaux (p. 12), et à la fin, même si ce n'est que raconté par le valet de chambre, il cherche la cicatrice dans le miroir (c'est lui-même qu'il cherche à voir). Entre temps, il aura dû voir une statue, des photos, des jouets, un portrait, un palier. On remarque que le regard se fait de plus en plus précis, que les enjeux vont croissant. Autant le regard sur les tableaux est un regard qui cherche à meubler le temps et l'ennui (« Gaston s'est mis à regarder les tableaux sans s'occuper d'eux, comme un enfant en visite. »), autant celui porté sur son dos à la recherche de la cicatrice est essentiel (« Y chiale » ; de plus Gaston brisera le miroir où il a vu cette cicatrice.). Le regard vaguement curieux du début est devenu le regard d'un enquêteur, et d'un coupable qui se confond avec le détective, d'où le miroir.

En retour à ce regard de Gaston, les autres le regardent aussi : quand il arrive et qu'il est présenté, comme en une parade, chacun le dévisage en même temps qu'il les fixe. D'autres regards jouent un rôle important dans la pièce : celui, amoureux, de Juliette sur Gaston, celui de Valentine, celui de Georges (p. 62 & 63), le regard des femmes et des domestiques cachés au début du tableau V, alors qu'ils guettent les réactions de Gaston devant la collection d'animaux empaillés. D'autres sont plus comiques : le regard affolé du maître d'hôtel qui ne comprend pas, au tableau V, que Gaston parle d'assassinat au sens figuré, et cherche à voir le cadavre, avant de s'enfuir (p. 99).

Il y a aussi les regards que se lancent Georges et Valentine au tableau I, celui de Georges et de la mère lorsque Gaston demande si Jacques avait un ami (p. 47).

Sur le plan scénique, les regards jouent donc un rôle très important. C'est la raison pour laquelle ils sont indiqués clairement et souvent dans les didascalies.

Par contrecoup, les regards qui manquent prennent une importance et une valeur particulières : quand Georges ne regarde pas Gaston par exemple (p. 63).

 

2. Le regard social

C'est celui par exemple du beau monde : la duchesse reconnaît les Renaud comme appartenant à la même classe sociale qu'elle, et les Madensale également (p. 87). Le même regard en rejette les Legropâtre, les Bougran et autres Grigou ou Bougran.

Par ce biais, Anouilh procède à une critique sociale en règle contre la bourgeoisie, dont il fait un portrait-charge :

    • préjugés de classe (p. 12)
    • clichés (« C'est un instinct de femme qui m'a rarement trompée. », « [...] profaner les choses les plus saintes. », etc.)
    • arrière-pensées politiques (les journaux de gauche qui en veulent au docteur Jibelin, le neveu de la duchesse). On est en 1936 (Front Populaire).
    • toutes les haines, les rancoeurs, les escroqueries et autres tromperies diverses cachées derrière l'apparence morale et saine.

Les personnages se reconnaissent en tant que membres d'une même classe sociale, et le spectateur les reconnaît lui aussi pour tels, mais c'est avec un oeil critique : si la duchesse est amusante dans son ridicule (Anouilh disait « Je suis la duchesse folle de mes pièces. »), en revanche, les Renaud sont sinistres. Tout leur est permis : ils ont pu couvrir une énorme escroquerie, un presque-meurtre. La mère est une femme à principes peu douée pour l'amour maternel, Valentine n'a aucune morale, Georges est un faible. Cela, bien sûr, la duchesse ne le voit pas, mais le spectateur ne peut l'ignorer.

 

3. Le regard intérieur

C'est le regard que chacun porte sur soi-même : la conscience. Seul Gaston le possède ; et peut-être Georges. Ce sont les deux seuls personnages qui regrettent ce qu'ils ont fait ou la manière dont les choses se sont passées.

Les autres sont tout d'un pièce ; aucun jeu de miroir possible pour eux :

    • Valentine et Juliette sont tout entières dans leurs histoires d'amour
    • La mère ne saurait reconnaître qu'elle s'est mal comportée, même quand elle reproduit son attitude (tableau III)
    • Les domestiques, comme la duchesse et Huspar, ne sont en fait que des pantins sans intériorité, réduits strictement à leur personnage.

Reste Georges, capable de prendre du recul, peut-être même trop : voir l'évolution entre les pages 63 et 92-97. Il est capable de comprendre, de pardonner ; il prend le mal sur lui. Est-ce une faiblesse, ou une force ?

Mais c'est essentiellement Gaston qui est doté d'une conscience : il souffre de tout ce qu'a fait Jacques, de toute la souffrance qu'il a causée. Il souffre également de sa solitude, mais elle lui paraît une bonne chose à côté de qu'il apprend sur ce “peut-être lui-même”, « cet affreux petit sosie ».

On peut même dire que Gaston acquiert la conscience au fur et à mesure de la pièce, et qu'il apprend à se voir. Au début, il est indifférent, à tout et à lui-même, ce que lui reproche d'ailleurs ridiculement la duchesse. Il n'a pas de regard sur soi, et ceci est mis en valeur par la duchesse, qui lui dit qu'il devrait se tirer le chapeau à lui-même. Mais petit à petit, au fur et à mesure des découvertes, il acquiert ce regard, de manière double :

    • il apprend à connaître son passé supposé, à se reconnaître en tant que Jacques
    • il apprend qui il est en tant que Gaston, il passe d'un être indifférencié à un ensemble de désirs, de refus et de volontés.

Il acquiert donc doublement l'être et la conscience : il devient Jacques et il devient Gaston.

Conclusion

Bien entendu le regard scénique est essentiellement la manifestation pour une part du regard social, et pour une autre du regard de la conscience. Comme il y a deux types de regards (le social et l'intérieur), il y a également dans la pièce deux sortes d'identitié : celle qui est fondée sur une image de soi factice et qui n'est pas questionnée, et celle qui est cherchée (Jacques, Georges).