Le destin et le libre-arbitre
Le personnage principal est seul, mais en même temps, il est triple :
Tel quel, il représente les trois dimensions temporelles, le présent, le passé, et l'avenir. C'est sous ces formes qu'on étudiera le destin et la liberté dans cette pièce. 1. GastonIl présente différentes caractéristiques : il est
Il communique peu avec les autres (cf. le dialogue avec la duchesse au début, p. 13-14) Il apparaît « indifférent » (p. 15), doté d'une grande force d'« inertie » (p. 16) Il n'a donc pas de détermination sociale.
« Les jours passaient » (p. 71). Il se fixe sur de très petites parties de temps, vit les jours les uns après les autres, semblant les oublier au fur et à mesure. De plus il est chargé à l'asile de tâches répétitives : « Je plantais des salades, je cirais les parquets ». Cas tâches sont même doublement répétitives, dans la mesure où elles consistent en un geste repris, et où elles sont elle-mêmes faites à plusieurs reprises selon une périodicité. Les autres eux-mêmes sont répétitifs : « j'en ai tellement vu de vieilles bonnes femmes qui se trompaient et m'embrassaient avec leur nez humide ». Gaston n'est donc pas déterminé par le temps qui passe.
Il n'a donc pas de passé. Il a été trouvé au printemps 1918 devant un train de prisonniers. « Le soldat inconnu vivant ». C'est un thème classique de la littérature des années 1920-1930. Cela apparaît surtout comme négatif : « pas de ville natale, pas de tradition, pas de nom » (p. 21). Voir aussi le titre (sans bagage) En fait pour lui, c'est comme si ces premiers dix-huit ans n'avaient pas existé et les autres sont vides. Il est neuf, pur : « J'arrive frais-éclos au monde » (p. 72) Il n'est personne : « Quoique ce ne soit personne, je sais qui c'est. » (p. 71) Chacun de nos actes déterminant les suivants, et Gaston n'ayant rien fait, il n'est donc pas déterminé par le passé. « Cette chose dévorante qu'on appelle un passé » : elle dévore la liberté, la personne.
Gaston n'a pas de passé, il est seul, hors du temps. Il est donc libre et n'a pas de destin, de futur tracé. Il n'est que pur présent répétitif. Il est libre dans la mesure où il n'est personne, où il n'est que vide qui se répète. 2. JacquesMais quand la pièce commence, Gaston n'est déjà plus vide
La détermination s'est introduite dans sa vie. De plus il va se trouver confronté à son passé. Il est reconnu pour être Jacques Renaud :
Le vide se remplit donc, et avec le passé, reviennent les sentiments (haine, reconnaissance, remords, cf. tout le tableau III) Et de plus, Gaston découvre cela en une seule journée. La violence du choc est très forte, ce qui est indiqué par la métaphore de la « malle à surprises ». Dès lors pour lui, le temps se met à exister de deux façons :
Le temps de Gaston devient donc déterminé. Mais de plus il est déterminé par les autres. C'est par eux, son frère, sa mère, ses maîtresses qu'il découvre qui il était. Ils dansent une sorte de ronde autour de lui, pour l'hypnotiser, comme le docteur Jibelin. Il veulent lui faire endosser le passé. Les « autres » déterminent Gaston en lui rappelant, et en lui faisant revivre son passé. Mais ils déterminaient Jacques également dans sa jeunesse. On comprend bien que s'il était aussi horrible, c'est qu'il était le reflet d'un milieu social et familial corrompu :
La famille détermine donc en même temps le passé et le présent. Il se produit alors un double mouvement d'identification :
3. Le neveu MadensaleGaston refuse de devenir Jacques. Ce rejet progresse lentement au fil de la pièce :
Plus il s'identifie, plus il rejette cette identité. Mais c'est sans espoir : il a une preuve. Il décide donc de refuser (« Je vous refuse. » (p. 100). Mais Valentine détruit ses espoirs. Il brise alors le miroir, ce qui constitue le dernier refus possible apparemment (mais c'est un aveu d'impuissance, et c'est encore un geste du Jacques Renaud qui détruisaient ses violons à coups de pied). Ici intervient le deus-ex-machina : le petit garçon qui lui offre la possibilité d'échapper aux Renaud et à lui-même, car il est également sans mémoire et sans famille. Il lave Gaston de son passé, il lui offre une nouvelle indétermination, et la boucle de Gaston est bouclée, comme celle de Jacques l'a été quand il a « vampirisé » Gaston. Néanmoins, si la fin est si heureuse (pour Gaston), comment se fait-il qu'Anouilh ait classé cette pièce dans les « noires » et non dans les « roses » ? Examinons la fin en détails, et les différentes interprétations possibles.
Certes, il y a une infime éventualité que Valentine ait menti et qu'elle ne soit pas à l'origine de la cicatrice, bien réelle, elle (cf. tableau IV). Bien sûr elle prétend n'avoir jamais vu Gaston nu, mais ils ont quand même fait l'amour dans l'hospice deux ans auparavant. De plus elle ment sans cesse, triche, trompe tout le monde. Quel serait son intérêt ? On n'en sait rien, mais sa psychologie est assez torturée (vengeance à l'égard de son mari ? recherche folle d'un amour perdu ?), et elle peut aussi se tromper elle-même et reconnaître Jacques, comme tout le monde. Mais, de toute façon, il est remarquable que cela ne change rien au tableau ci-dessus, sinon que Gaston ne sait pas, mais croit/est convaincu qu'il est Jacques, et se trouve prisonnier d'une vie qui en fait n'est pas la sienne. Ce n'en est que plus ironique/tragique. Dans tous les cas de figure, Gaston accomplit, d'une manière ou d'une autre, le destin de Jacques. Le Voyageur sans bagage, c'est l'histoire d'une mise à mort, celle de Gaston par Jacques. C'est la sortie brutale de l'enfance, la mort de la liberté. Gaston endosse un destin et n'y échappera plus. La tragédie est une « machine infernale » (Jean Cocteau à propos d'Oedipe) : Gaston est perdu dès la première page, quand il pose le pied sur le sol de la maison Renaud. |