Jean ANOUILH, La répétition
ou l'amour puni,
(La Table Ronde, 1951, rééd. Gallimard, coll. Folio,
acte Il, p. 39-42)
Le Comte a reçu en héritage d'une
vieille tante le château de Ferbroques à condition d'y élever
douze orphelins. Pour cette tâche difficile, il a engagé
une jeune fille, Lucile, dont les vingt ans l'attirent. Il organise au
château une représentation de La double inconstance de Marivaux.
Il sera le Prince, et Lucile sera Sylvia. Mais le théâtre
et la vie vont curieusement interférer.
LE COMTE : Il commence « Eh
quoi, Sylvia, vous ne me regardez pas... »
Il s'arrête
Un mot encore. Je suis un pauvre diable, c'est entendu
et cela doit être merveilleux d'être simple et de tout donner.
C'est une grâce que je n'ai pas reçue, voilà tout.
Vous êtes une fille ravissante sous votre léger voile de
brume, pour qui sait voir. Depuis huit jours que vous êtes ici,
je me demande pourquoi, je ne pense qu'à vous. Je vous l'ai dit
- à ma façon c'est-à-dire en essayant d'être
drôle. Vous m'avez fait savoir que la façon ou la chose ne
vous plaisaient pas. C'est bien. Je suis un homme bien éduqué,
je ne vous poursuivrai pas en essayant de vous prendre la taille dans
les couloirs. Je ne me jetterai pas non plus dans l'étang. Entre
les deux il y a une mesure moyenne qui est le regret d'une aventure charmante,
voilà tout. Répétons, mademoiselle. Ils pourraient
nous entendre en effet. J'ai été bien assez ridicule déjà
ce soir, il est inutile que la chose s'ébruite.
Il commence
« Eh quoi, Sylvia, vous ne me regardez pas.
Vous devenez triste toutes les fois que je vous aborde. J'ai toujours
le chagrin de penser que je vous suis importun. »
LUCILE le regarde et sourit : Vous êtes
gentil tout de même.
LE COMTE s'arrête : Comment gentil ?
LUCILE : Vous êtes tout à fait
ce petit jeune homme avec ses gants blancs, sa canne et son premier melon
qui allait arpenter l'avenue du Bois tous les matins.
LE COMTE : Comment ? Qui vous a dit ?
A l'époque de mon premier melon, vous vagissiez dans vos couches,
ma petite fille !
LUCILE : Cela ne fait rien. Je vous vois
très bien. C'est difficile, n'est-ce pas, de grandir ? Mais
répétons, je vous en prie.
LE COMTE : C'est déconcertant !
Voilà la première fois que vous me regardez gentiment et
c'est pour m'inonder de pitié. Personne ne m'a jamais joué
ce tour-là ! Oui. J'ai eu un chapeau melon, un peu trop jeune
peut-être - mais c'était la mode à l'époque.
Oui, j'ai été avenue du Bois faire les cent pas tous les
jours à midi, mais j'habitais à côté et tous
mes amis le faisaient. Mais je n'étais pas tellement ridicule autant
que je m'en souvienne... Enfin les filles de votre âge - à
cette époque, - ne le trouvaient pas. Et je ne vois vraiment pas
ce qui, dans mon attitude, a pu vous autoriser à me traiter de
coquebin.
LUCILE : Ne vous fâchez pas. C'est
plutôt bien d'être resté un vrai petit garçon.
LE COMTE : Mais je ne suis pas un petit
garçon ! J'ai fait la guerre, j'avais un canon, un vrai canon.
On m'a donné la croix, comme aux enfants c'est vrai, mais je ne
la porte pas. Je donne depuis quinze ans les bals les plus réussis
de Paris, - des bals de grandes personnes. Je conduis une automobile.
J'ai même couru. J'ai été un temps diplomate et si
j'avais persévéré, je représenterais peut-être
la France en ce moment quelque part. Enfin, je ne sais pas moi ! je suis
un homme comme les autres plutôt plus brillant que les autres, me
dit-on. J'en ai assez d'écouter votre petite musique comme un gros
serpent subjugué ! Répétons. « Eh
quoi, Sylvia, vous ne me regardez pas... »
LUCILE se met docilement en place pour répéter :
Vous savez, ce que je dis, cela n'a pas trop d'importance.
Si on se mettait à écouter les divagations des filles -
on irait loin... Traitez-moi pour ce que je suis. Je ne m'en offenserai
pas...
LE COMTE, avec humeur, encore :
Mais je ne vous écoute pas ! Je m'étonne simplement...
Allons, allons, répétons. Je suis absurde et c'est vous
qui jouez le jeu - quoi que vous disiez et beaucoup plus spirituellement
que moi. Je sais perdre, cela fait aussi partie de mon excellente éducation.
Mais n'allez pas vous en vanter ; c'est tout ce que je vous demande.
MARIVAUX, La double inconstance,
1723, acte III, sc. 9.
Silvia, une petite paysanne, a
été enlevée par le Prince, qui l'aime et désire
l'épouser, à condition toutefois qu'elle y consente. Or
Silvia aimait Arlequin. Celui-ci est conquis par Flaminia et se détache
de Silvia. De son côté Silvia a fini par trouver fort aimable
un officier du palais, qui n'est autre que le Prince travesti. L'heure
de la vérité approche : ce sera celle de la double inconstance,
mais pour une double fidélité future.
LE PRINCE : Eh quoi! Silvia, vous ne me regardez
pas ? Vous devenez triste toutes les fois que je vous aborde ;
j'ai toujours le chagrin de penser que je vous suis importun.
SILVIA : Bon, importun ! Je parlais de lui tout à
l'heure
LE PRINCE : Vous parliez de moi? et qu'en
disiez-vous, belle Silvia ?
SILVIA : Oh ! je disais bien des choses : je disais
que vous ne saviez pas encore ce que je pensais.
LE PRINCE : Je sais que vous êtes résolue
à me refuser votre cur, et c'est là savoir ce que
vous pensez.
SILVIA : Hum ! vous n'êtes pas si savant
que vous le croyez, ne vous vantez pas tant. Mais, dites-moi, vous êtes
un honnête homme, et je suis sûre que vous me direz la vérité
: vous savez comme je suis avec Arlequin; à présent prenez
que j'ai envie de vous aimer : si je contentais mon envie, ferais-je bien
? ferais-je mal ? là, conseillez-moi dans la bonne foi.
LE PRINCE : Comme on n'est pas le maître
de son cur, si vous aviez envie de m'aimer, vous seriez en droit
de vous satisfaire; voilà mon sentiment.
SILVIA : Me parlez-vous en ami ?
LE PRINCE : Oui, Silvia, en homme sincère.
SILVIA : C'est mon avis aussi; j'ai décidé
de même, et je crois que nous avons raison tous deux; ainsi je vous
aimerai, s'il me plaît, sans qu'il ait le petit mot à dire.
LE PRINCE : Je n'y gagne rien, car il ne vous plaît
point.
SILVIA : Ne vous mêlez point de deviner,
car je n'ai point de foi à vous. Mais enfin ce Prince, puisqu'il
faut que je le voie, quand viendra-t-il ? S'il veut, je l'en quitte.
LE PRINCE : Il ne viendra que trop tôt
pour moi; lorsque vous le connaîtrez mieux, vous ne voudrez peut-être
plus de moi.
SILVIA : Courage ! vous voilà dans la crainte
à cette heure ; je crois qu'il a juré de n'avoir jamais
un moment de bon temps.
LE PRINCE : Je vous avoue que j'ai peur.
SILVIA : Quel homme ! il faut bien que
je lui remette l'esprit. Ne tremblez plus ; je n'aimerai jamais le
Prince ; je vous en fais un serment par...
LE PRINCE : Arrêtez, Silvia ;
n'achevez pas votre serment, je vous en conjure.
SILVIA : Vous m'empêcherez de jurer ? cela est
joli ; j'en suis bien aise.
LE PRINCE : Voulez-vous que je vous laisse jurer contre
moi ?
SILVIA : Contre vous ! est-ce que vous êtes
le Prince ?
LE PRINCE : Oui, Silvia ; je
vous ai jusqu'ici caché mon rang, pour essayer de ne devoir votre
tendresse qu'à la mienne ; je ne voulais rien perdre du plaisir
qu'elle pouvait me faire. A présent que vous me connaissez,
vous êtes libre d'accepter ma main et mon cur, ou de refuser
l'un et l'autre. Parlez, Silvia.
SILVIA : Ah ! mon cher Prince, j'allais faire un beau
serment ! Si vous avez cherché le plaisir d'être aimé
de moi, vous avez bien trouvé ce que vous cherchiez ; vous
savez que je dis la vérité, voilà ce qui m'en plaît.
LE PRINCE : Notre union est donc assurée.
« Le naturel, le vrai, celui du théâtre, est
la chose la moins naturelle du monde [
]. Nallez pas croire
quil suffit de retrouver le ton de la vie. Dabord dans la
vie le texte est toujours si mauvais ! Nous vivons dans un monde
qui a complètement perdu lusage du point-virgule, nous parlons,
tous par phrases inachevées, avec trois petits points sous-entendus,
parce que nous ne trouvons jamais le mot juste. Et puis le naturel de
la conversations, que les comédiens prétendent retrouver :
ces balbutiements, ces hoquets, ces hésitations, ces bavures, ce
nest vraiment pas la peine de réunir cinq ou six cents personnes
dans une salle et de leur demander de largent pour leur en donner
le spectacle. Ils adorent cela, je le sais, ils sy reconnaissent.
Il nempêche quil faut écrire et jouer la comédie
mieux queux. Cest joli la vie, mais cela na pas de forme.
Lart a pour objet de lui en donner une précisément
et de faire, par tous les artifices possibles - plus vrai que le vrai. »
(La Répétition ou lamour puni, p.46)
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