« Les qualités premières
d'un grand comédien »
LE PREMIER
Moi, je lui veux beaucoup de jugement ; il me faut dans cet homme
un spectateur froid et tranquille ; j'en exige, par conséquent
de la pénétration et nulle sensibilité, l'art de
tout imiter ou, ce qui revient au même, une égale aptitude
à jouer toute sorte de caractères et de rôles.
LE SECOND
Nulle sensibilité !
LE PREMIER
[
] Si le comédien était sensible, de bonne foi lui
serait-il permis de jouer deux fois de suite un même rôle
avec la même chaleur et le même succès ? Très
chaud à la première représentation, il serait épuisé
et froid comme un marbre à la troisième.
[
] Mais quoi ? dira-t-on, ces accents si plaintifs, si douloureux,
que cette mère arrache du fond de ses entrailles, et dont les miennes
sont si violemment secouées, ce nest pas le sentiment actuel
qui les produit, ce nest pas le désespoir qui les inspire ?
Nullement ; et la preuve, cest quils sont mesurés ;
quils font partie dun système de déclamation ;
que plus bas ou plus aigus dune vingtième partie dun
quart de ton, ils sont faux ; quils sont soumis à une
loi dunité ; quils sont, comme dans lharmonie,
préparés et sauvés : quils ne satisfont
à toutes les conditions requises que par une longue étude ;
que pour être poussés juste, ils ont été répétés
cent fois, et que, malgré ces fréquentes répétitions,
on les manque encore ; cest quavant de dire :
Zaïre, vous pleurez !
ou,
Vous y serez, ma fille,
lacteur sest longtemps écouté lui-même ;
cest quil sécoute au moment où il vous
trouble, et que tout son talent consiste non pas à sentir, comme
vous le supposez, mais à rendre si scrupuleusement les signes extérieurs
du sentiment que vous vous y trompez. Les cris de sa douleur sont notés
dans son oreille. Les gestes de son désespoir sont de mémoire,
et ont été préparés devant une glace. Il sait
le moment précis où il tirera son mouchoir et où
les larmes couleront ; attendez-les à ce mot, à cette
syllabe, ni plus tôt ni plus tard. Ce tremblement de la voix, ces
mots suspendus, ces sons étouffés ou traînés,
ce frémissement des membres, ce vacillement des genoux, ces évanouissements,
ces fureurs, pure imitation, leçon recordée davance,
grimace pathétique, singerie sublime dont lacteur garde le
souvenir longtemps après lavoir étudiée, dont
il avait la conscience présente au moment où il lexécutait,
qui lui laisse, heureusement pour le poète, pour le spectateur
et pour lui, toute liberté de son esprit, et qui ne lui ôte,
ainsi que les autres exercices, que la force du corps. Le socque ou le
cothurne déposé, sa voix est éteinte, il éprouve
une extrême fatigue, il va changer de linge ou se coucher ;
mais il ne lui reste ni trouble, ni douleur, ni mélancolie, ni
affaissement dâme. Cest vous qui remportez toutes ces
impressions. Lacteur est las, et vous tristes ; cest
quil sest démené sans rien sentir, et que vous
avez senti sans vous démener. Sil en était autrement,
la condition de comédien serait la plus malheureuse des conditions ;
mais il nest pas le personnage, il le joue et le joue si bien que
vous le prenez pour tel : lillusion nest que pour vous ;
il sait bien, lui, quil ne lest pas.
[...] Mais un [...] trait où je vous montrerai un personnage rendu
plat et sot par sa sensibilité, et dans un moment suivant sublime
par le sang-froid qui succéda à la sensibilité étouffée,
le voici :
Un littérateur, dont je tairai le nom, était tombé
dans l'extrême indigence. Il avait un frère, théologal
et riche. Je demandais à l'indigent pourquoi son frère ne
le secourait pas. C'est, me répondit-il, que j'ai de grands torts
avec lui. J'obtiens de celui-ci la permission d'aller voir M. le théologal.
J'y vais. On m'annonce ; j'entre. Je dis au théologal que
je vais lui parler de son frère. Il me prend brusquement par la
main, me fait asseoir et m'observe qu'il est d'un homme sensé de
connaître celui dont il se charge de plaider la cause ; puis,
m'apostrophant avec force : « Connaissez-vous mon frère ?
- Je le crois. - Vous le croyez ? Vous savez donc ?... »
Et voilà mon théologal qui me débite, avec une rapidité
et une véhémence surprenante, une suite d'actions plus atroces,
plus révoltantes les unes que les autres. Ma tête s'embarrasse,
je me sens accablé ; je perds le courage de défendre
un aussi abominable monstre que celui qu'on me dépeignait. Heureusement
mon théologal, un peu prolixe dans sa philippique, me laissa le
temps de me remettre ; peu à peu l'homme sensible se retira
et fit place à l'homme éloquent, car j'oserai dire que je
le fus dans l'occasion. « Monsieur, dis-je froidement au théologal,
votre frère a fait pis, et je vous loue de me celer le plus criant
de ses forfaits. - Je ne cèle rien. - Vous auriez pu ajouter à
tout ce que vous m'avez dit, qu'une nuit, comme vous sortiez de chez vous
pour aller à matines, il vous avait saisi à la gorge, et
que tirant un couteau qu'il tenait caché sous son habit, il avait
été sur le point de vous l'enfoncer dans le sein. - Il en
est bien capable ; mais si je ne l'en ai pas accusé, c'est
que cela n'est pas vrai... » Et moi, me levant subitement,
et attachant sur mon théologal un regard ferme et sévère,
je m'écriai d'une voix tonnante, avec toute la véhémence
et l'emphase de l'indignation : « Et quand cela serait
vrai, est-ce qu'il ne faudrait pas encore donner du pain à votre
frère ? » Le théologal, écrasé,
terrassé, confondu, reste muet, se promène, revient à
moi et m'accorde une pension annuelle pour son frère.
Diderot, Paradoxe sur le Comédien
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