Done Elvire a été séduite par Don Juan,
qui l'a abandonnée ; lors d'une première scène
dans un acte précédent, elle a tenté en vain de le
reconquérir. Ici elle se présente devant lui pour la seconde
fois, dans un esprit tout à fait différent.
Lors de sa dernière année d'enseignement au Conservatoire
(1939-1940) Louis Jouvet, grand acteur de cinéma mais surtout de
théâtre, fit travailler cette tirade à une de ses
élèves, Claudia. Sa secrétaire nota les dialogues
complets des répétitions, ainsi que les déplacements
et les silences des uns et des autres. En 1986 Christine Jaques fit de
ces notes une pièce de théâtre, que Benoît Jacquot
filma.
RAGOTIN
Monsieur, voici une dame voilée qui vient vous parler.
DOM JUAN
Que pourrait-ce être ?
SGANARELLE
Il faut voir.
DONE ELVIRE
Ne soyez point surpris, Dom Juan, de me voir à cette heure et dans
cet équipage. C'est un motif pressant qui m'oblige à cette
visite, et ce que j'ai à vous dire ne veut point du tout de retardement.
Je ne viens point ici pleine de ce courroux que j'ai tantôt fait
éclater, et vous me voyez bien changée de ce que j'étais
ce matin. Ce n'est plus cette Done Elvire qui faisait des voeux contre
vous, et dont l'âme irritée ne jetait que menaces et ne respirait
que vengeance. Le Ciel a banni de mon âme toutes ces indignes ardeurs
que je sentais pour vous, tous ces transports tumultueux d'un attachement
criminel, tous ces honteux emportements d'un amour terrestre et grossier ;
et il n'a laissé dans mon coeur pour vous qu'une flamme épurée
de tout le commerce des sens, une tendresse toute sainte, un amour détaché
de tout, qui n'agit point pour soi, et ne se met en peine que de votre
intérêt.
DOM JUAN, à Sganarelle
Tu pleures, je pense.
SGANARELLE
Pardonnez-moi.
DONE ELVIRE
C'est ce parfait et pur amour qui me conduit ici pour votre bien, pour
vous faire part d'un avis du Ciel, et tâcher de vous retirer du
précipice où vous courez. Oui, Dom Juan, je sais tous les
dérèglements de votre vie, et ce même Ciel qui m'a
touché le coeur et fait jeter les yeux sur les égarements
de ma conduite, m'a inspiré de vous venir trouver, et de vous dire,
de sa part, que vos offenses ont épuisé sa miséricorde,
que sa colère redoutable est prête de tomber sur vous, qu'il
est en vous de l'éviter par un prompt repentir, et que peut-être
vous n'avez pas encore un jour à vous pouvoir soustraire au plus
grand de tous les malheurs. Pour moi, je ne tiens plus à vous par
aucun attachement du monde ; je suis revenue, grâces au Ciel,
de toutes mes folles pensées; ma retraite est résolue, et
je ne demande qu'assez de vie pour pouvoir expier la faute que j'ai faite,
et mériter, par une austère pénitence, le pardon
de l'aveuglement où m'ont plongée les transports d'une passion
condamnable. Mais, dans cette retraite, j'aurais une douleur extrême
qu'une personne que j'ai chérie tendrement devînt un exemple
funeste de la justice du Ciel ; et ce me sera une joie incroyable
si je puis vous porter à détourner de dessus votre tête
l'épouvantable coup qui vous menace. De grâce, Dom Juan,
accordez-moi, pour dernière faveur, cette douce consolation ;
ne me refusez point votre salut, que je vous demande avec larmes ;
et si vous n'êtes point touché de votre intérêt,
soyez-le au moins de mes prières, et m'épargnez le cruel
déplaisir de vous voir condamner à des supplices éternels.
SGANARELLE
Pauvre femme !
DONE ELVIRE
Je vous ai aimé avec une tendresse extrême, rien au monde
ne m'a été si cher que vous ; j'ai oublié mon
devoir pour vous, j'ai fait toutes choses pour vous; et toute la récompense
que je vous en demande, c'est de corriger votre vie, et de prévenir
votre perte. Sauvez-vous, je vous prie, ou pour l'amour de vous, ou pour
l'amour de moi. Encore une fois, Dom Juan, je vous le demande avec larmes ;
et si ce n'est assez des larmes d'une personne que vous avez aimée,
je vous en conjure par tout ce qui est le plus capable de vous toucher.
SGANARELLE
Coeur de tigre !
DONE ELVIRE
Je m'en vais, après ce discours, et voilà tout ce que j'avais à vous dire.
DOM JUAN
Madame, il est tard, demeurez ici : on vous y logera le mieux qu'on
pourra.
DONE ELVIRE
Non, Dom Juan, ne me retenez pas davantage.
DOM JUAN
Madame, vous me ferez plaisir de demeurer, je vous assure.
ELVIRE
Non, vous dis-je, ne perdons point de temps en discours superflus. Laissez-moi
vite aller, ne faites aucune instance pour me conduire, et songez seulement
à profiter de mon avis.
Molière, Dom Juan ou Le Festin
de Pierre, acte IV, scène 6
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