Dans l'Échange, pièce créée
en 1893-1894 et dont l'action se passe en Amérique, Paul Claudel
(1868-1955) met en scène une actrice, Lechy Elbernon.
LECHY ELBERNON
Je suis actrice, vous savez. Je joue sur le théâtre. Le théâtre.
Vous ne savez pas ce que c'est ?
MARTHE
Non.
LECHY ELBERNON
Il y a la scène et la salle. Tout étant clos, les gens viennent
là le soir, et ils sont assis par rangées les uns derrière
les autres, regardant.
MARTHE
Quoi ? Qu'est-ce qu'ils regardent, puisque tout est fermé
?
LECHY ELBERNON
Ils regardent le rideau de la scène. Et ce qu'il y a derrière
quand il est levé. Et il arrive quelque chose sur la scène
comme si c'était vrai.
MARTHE
Mais puisque ce n'est pas vrai ! C'est comme les rêves que
l'on fait quand on dort.
LECHY ELBERNON
C'est ainsi qu'ils viennent au théâtre la nuit.
THOMAS POLLOCK NAGEOIRE
Elle a raison. Et quand ce serait vrai encore, qu'est-ce que cela me fait ?
LECHY ELBERNON
Je les regarde, et la salle n'est rien que de la chair vivante et habillée.
Et ils garnissent les murs comme des mouches, jusqu'au plafond.
Et je vois ces centaines de visages blancs.
L'homme s'ennuie, et l'ignorance lui est attachée depuis sa naissance.
Et ne sachant de rien comment cela commence ou finit, c'est pour cela
qu'il va au théâtre.
Et il se regarde lui-même, les mains posées sur les genoux.
Et il pleure et il rit, et il n'a point envie de s'en aller.
Et je les regarde aussi, et je sais qu'il y a là le caissier
qui sait que demain.
On vérifiera les livres, et la mère adultère dont
l'enfant vient de tomber malade.
Et celui qui vient de voler pour la première fois, et celui qui
n'a rien fait de tout le jour.
Et ils regardent et écoutent comme s'ils dormaient.
MARTHE
Lil est fait pour voir et l'oreille
Pour entendre la vérité.
LECHY ELBERNON
Qu'est-ce que la vérité? Est-ce qu'elle n'a pas dix-sept
enveloppes, comme les oignons ?
Qui voit les choses comme elles sont ? Lil certes voit,
l'oreille entend.
Mais l'esprit tout seul connaît. Et c'est pourquoi l'homme veut
voir des yeux et connaître des oreilles.
Ce qu'il porte dans son esprit, - l'en ayant fait sortir.
Et c'est ainsi que je me montre sur la scène.
MARTHE
Est-ce que vous n'êtes point honteuse ?
LECHY ELBERNON
Je n'ai point honte ! mais je me montre, et je suis toute à
tous.
Ils m'écoutent et ils pensent ce que je dis ; ils me regardent
et j'entre dans leur âme comme dans une maison vide.
C'est moi qui joue les femmes :
La jeune fille, et l'épouse vertueuse qui a une veine bleue sur
la tempe, et la courtisane trompée.
Et quand je crie, j'entends toute la salle gémir.
Paul Claudel, l'Échange (1ère
version), Mercure de France.
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