Cette pièce a un défaut, elle est belle à la lecture

 

Par goût du paradoxe et de la provocation, je vais répétant depuis des années que le seul moyen de renouveler le théâtre serait d'obliger les acteurs et les actrices à écrire leurs propres pièces, comédies ou tragédies à leur choix.

Ce n'est pas seulement un bon mot. Tout d'abord, on élèverait considérablement le niveau culturel des gens de théâtres, car ils seraient bien obligés, au moins un tout petit peu, de lire davantage, d'étudier la syntaxe dramatique et ses articulations. Nous aurions enfin des acteurs intellectuellement mieux préparés, capables de parler de ce qu'ils interprètent.

Les acteurs doivent apprendre à construire leur propre théâtre. A quoi sert l'improvisation? A bâtir et à tisser sur-le-champ un texte avec des situations, des mots, des gestes. Mais surtout à ôter de la tête des acteurs que le théâtre ne serait que de la littérature mise en scène, ornée de décors, et jouée au lieu d'être lue.

Il n'en est rien. Le théâtre n'a rien à voir avec la littérature, quoi qu'on fasse pour l'y réduire.

Brecht disait avec raison de Shakespeare : « Dommage qu'il soit beau, même à la lecture : c'est son seul défaut, mais il est grave.  » Il avait raison. Une oeuvre théâtrale valable, paradoxalement, devrait ne pas plaire à la lecture et ne révéler sa valeur qu'à la réalisation scénique. On me dira ce qu'on voudra : c'est en les voyant jouer sue les planches que des pièces comme Dom Juan ou le Tartuffe de Molière me sont apparues comme des chefs-d’œuvre. [...] Que dire alors de Ruzzante ? Quel hypocrite voudrait me faire croire qu'il s'agit d'une grande oeuvre littéraire ? Pendant des siècles, les textes de Beolco sont restés ensevelis, parce qu'ils ne correspondaient pas aux canons littéraires, ils étaient impossibles à classer : des oeuvres en dialecte qui traitaient de sujets comme la faim, le sexe, la misère, la violence... rien à voir avec le « sublime ».

Le conflit entre gens de théâtre et gens de lettres dure depuis toujours. Nous avons déjà vu le mépris de Diderot pour les comédiens inspirés. On pourrait collectionner des volumes entiers de pamphlets pétris de fiel et de venin que des « académiciens » ont fait grêler sur le dos de ceux qui écrivent pour la scène. Shakespeare lui-même a reçu des tombereaux d'insultes de la part d'érudits ayant une bague au petit doigt et une envie de lauriers aux fesses. On l'appelait batteur d'estrade, baragouineur fou, enfileur de colliers de verroterie... La même chose pour Molière.

L'avantage d'un auteur-acteur est qu'il entend déjà sa voix et la réponse du public au moment où il couche sur le papier la première réplique. Il écrit une entrée, un dialogue, mais au lieu d'imaginer la scène à partir de la salle, il la voit jouée sur le plateau et projetée sur le public. Cela semble peut-être un détail... mais ce fut précisément la grande découverte de Pirandello « apprendre à écrire à partir de la scène ». Pirandello ne jouait pas lui-même, mais il vivait en symbiose avec les acteurs.

Pour arriver à monter ses pièces, il se faisait directeur d'acteurs [capocomico], la première actrice était souvent sa maîtresse. Il engageait dans le spectacle jusqu'à son dernier sou. Il n'était pas de ceux qui, brochure sous le bras, vont trouver un imprésario. Ses pièces, il les rédigeait là, dans les loges, écrivant et réécrivant pendant les répétitions, jusqu'à la dernière minute. Les vieux acteurs racontent que même après la première, Pirandello avait des repentirs, se remettait à écrire et proposait des changements, jusqu'à la dernière représentation.

Dario Fo, Le Gai savoir de l'acteur, 1987