Voulant produire des effets de distanciation, le comédien doit renoncer aux artifices qu'on lui a appris pour amener le public à s'identifier à ses personnages. Comme il ne se propose plus de mettre son public en transes, il ne faut pas qu'il s'y mette lui-même. Ses muscles doivent rester décontractés. [...] Sa diction doit être exempte de tout ronron d'église et de ces cadences qui bercent le public au point de lui faire perdre le sens des phrases. S'il doit représenter un possédé, il se gardera de donner l'impression de l'être lui-même ; sinon comment les spectateurs découvriraient-ils ce qui possède le possédé ?

A aucun moment il ne se laisse aller à une complète métamorphose. Un jugement du genre : « Il ne jouait pas le rôle de Lear, il était Lear », serait pour lui le pire des éreintements. Il doit se contenter de montrer son personnage ou, plus exactement, ne pas se contenter de le vivre ; ce qui n'implique pas qu'il lui faille rester froid même lorsqu'il joue des personnages passionnés. Simplement, ses propres sentiments ne devraient pas se confondre automatiquement avec ceux de son personnage, de sorte que le public, de son côté, ne les adopte pas automatiquement. Le public doit jouir sur ce point de la plus entière liberté.

Exiger du comédien qu'il se tienne sur le plateau sous une double appartenance, à la fois comme Laughton et Galilée, exiger de Laughton le montreur qu'il ne disparaisse pas derrière Galilée le montré (exigence qui a valu à ce mode de jeu le nom d'épique), c'est simplement se refuser à dissimuler plus longtemps le processus réel et profane qui se déroule sur la scène. Car c'est tout de même Laughton que l'on trouve sur le plateau, Laughton qui nous montre comment il se représente Galilée ! D'ailleurs, ne serait-ce qu'à cause de son admiration pour lui, le public ne saurait oublier qu'il voit Laughton en personne, et même si celui-ci tentait une complète métamorphose. [...] il faut que le comédien fasse de l'action même de montrer un acte artistique. [...]

Bertolt Brecht, Petit Organon pour le théâtre, 47-49, 1948