Une espèce en voie de disparition ?

À propos du film Les Acteurs de Bertrand Blier.

Marielle, Jacques François, Dussollier, Villeret, Serrault. Cinq acteurs au parcours dense, original, inventif. Cinq acteurs liés comme les doigts d'une main dans la complicité d'un tournage. Blier, ils l'aiment. Leur métier, tantôt dû au hasard, tantôt réalisation d'un rêve de gosse, est toujours un plaisir. Mais pour certains, il y a l'inquiétude de demain, l'invasion des amateurs et des effets spéciaux. Et s'ils étaient une espèce en voie de disparition?

Jean-Pierre Marielle. […] Moi, je ne sais pas pourquoi je suis acteur, ni pourquoi je fais ce métier. Je n'ai jamais analysé. Je me sens simplement serviteur des auteurs. Je continue parce que ça ne va pas trop mal. C'est un métier de hasards qui me plaît quand, tout à coup, j'arrive à faire passer, en dépit de tout, une petite musique personnelle. Pour moi, Il n'y a pas de directeur d'acteurs, il n'y a que des metteurs en scène. J'aime le moment où l'acteur échappe à tout et devient le maître. C'est un moment précieux et rare. J'ai souffert beaucoup, jeune comédien, de réalisateurs dirigistes pour ne plus, maintenant, m'y plier. Mais il y a plus de doutes aujourd'hui car on a tellement vécu d'avatars. Quand on commence, il y a la nouveauté, la surprise, l'inexpérience. Au fil du temps, on peut en avoir marre. Ce n'est pas encore mon cas mais je sens qu'un jour, je pourrais mettre la clé sous la porte et foutre le camp ! J'ai fait ce métier pour partir. C'était ma façon de fuir la réalité, de voyager. Si j'étais jeune comédien à l'aube 2000, j'aimerais être un effet spécial car on ne parle plus que de ça et c'est aux effets spéciaux qu'on reconnaît du talent ! Plus sérieusement, je crois qu'un jour ou l'autre, les effets spéciaux retourneront au magasin des accessoires, s’accrocher avec les vieux eux costards. Donc, mieux vaut être acteur!

André Dussollier. […] Un acteur est un être complexe. C'est une addition de douleurs, de fragilités et de plaisirs. C'est une bataille continuelle avec soi-même. On est dans la joie du jeu comme un enfant avec le drôle et le grave. C'est une manière de s'évader, de prendre de la hauteur. C'est aussi l'envie de partage, de représentation et de convivialité.

Un acteur est très démuni car il dépend des autres (metteurs en scène, producteurs, public, partenaires). On est soumis au désir des autres. Donc, certaines de nos envies ne rencontrent pas d'aboutissement. On a parfois une petite amertume car il y a moins de rôles qu'il n'y a d'acteurs. On est toujours forcé à l'humilité. C'est une aventure constante. Et la compétition n'est pas avec les autres mais avec soi-même. On veut toujours être au mieux. C'est épuisant mais générateur d'énergie. Jouer est un immense plaisir quand c'est réussi et une grande douleur quand c'est raté. En faisant ce métier, j'ai réalisé un rêve et je continue car c'est toujours un plaisir et une bataille sans fin.

Jacques Villeret. […] Le film de Blier n'est pas une psychanalyse. Il fait apparaître les petits défauts et travers, mais surtout les angoisses, les préoccupations et les inquiétudes. Les gens croient souvent que notre métier, c'est « cigarettes, whisky et petites pépées » comme dans la chanson. La réalité est autre. On a des angoisses avant, pendant et après le tournage d'un film. Dans le film de Blier, chaque acteur a une tirade sur ses angoisses. Moi, j'en ai une sur le trac. Une certaine pression est souhaitable car c'est un bon moteur. Marielle parle du drame de ne plus être entendu; Claude Rich s'inquiète de ses rides... Mais rien n'est sinistre. On s'amuse. Car tout le travail d'un acteur consiste à retrouver la spontanéité de l'enfance. Michel Simon disait que ceux qui n'ont rien sauvé de leur enfance ne peuvent pas être de bons acteurs. J'avais toujours pensé à faire ce métier Mais je n'ai jamais pensé à la notoriété. J'ai abordé ce métier comme un monde dans lequel j'avais envie d'être. Mon plaisir est de pouvoir faire mes choix et, à travers la fiction, mieux comprendre la réalité de la vie et le fouillis de psychologies humaines. Jamais de lassitude.

Michel Serrault. […] Depuis que les comédiens existent on se demande tous ce qu'est exactement ce métier. Jouvet a écrit : « Cela fait plus de 30 ans que je fais l'acteur et je ne sais toujours pas ce que c'est. » Il n'y a pas de définition, ni de machine qui nous fabrique, ni de recette. Chacun a sa combine, sa sensibilité, son humour... Pour moi, un acteur est quelqu'un qui a envie de jouer avec des histoires émouvantes, drôles, incroyables et de les partager. On fait ce métier pour les autres. Mais quand on prend des amateurs à la place de vrais interprètes, cela m'attriste car c'est notre art qui disparaît. Un jour, les vrais comédiens n'existeront plus. Ils seront remplacés par la technique, les trucages, des monstres animés. Tout est bon, jusqu'à la déshumanisation et au plaisir égoïste, pour épater le bourgeois ! Mais, attention, la nouveauté n'est pas obligatoirement la vérité !

J'ai joué dans plus de 100 films et à chaque fois, j'essaye d'inventer. Mais on ne sait rien quand on tourne. Comme un pilote, je deviens attentif quand je suis dans les virages. J'aime qu'on me provoque à jouer la comédie. Malheureusement, nous sommes un genre en voie de disparition ! Pour l’instant, on se ment. Mais personne ne résume le monde à lui tout seul.

Nous devons tous avoir des yeux et des oreilles pour entendre, écouter, voir, lire, se raconter des histoires, ainsi s'enrichit-on les uns les autres. J'aime jouer pour montrer les belles choses de la réalité, les rires, les émotions, les grands sentiments. Jouer la comédie est un échange, une manière de partager la connaissance.

Fabienne BRADFER (Le Soir, « Mad » des 10 et 11 novembre 1999)