V

Cependant René-Jean, jaloux peut-être des découvertes de son frère cadet Gros-Alain, avait conçu un grand projet. Depuis quelque temps, tout en cueillant des mûres et en se piquant les doigts, ses yeux se tournaient fréquemment du côté du lutrin-pupitre monté sur pivot et isolé comme un monument au milieu de la bibliothèque. C'est sur ce lutrin que s'étalait le célèbre volume Saint-Barthélemy.

C'était vraiment un in-quarto magnifique et mémorable. Ce Saint-Barthélemy avait été publié à Cologne par le fameux éditeur de la Bible de 1682, Bloeuw, en latin Coesius. Il avait été fabriqué par des presses à boîtes et à nerfs de boeuf ; il était imprimé, non sur papier de Hollande, mais sur ce beau papier arabe, si admiré par Edrisi, qui est en soie et coton et toujours blanc ; la reliure était de cuir doré et les fermoirs étaient d'argent ; les gardes étaient de ce parchemin que les parcheminiers de Paris faisaient serment d'acheter à la salle Saint-Mathurin " et point ailleurs ". Ce volume était plein de gravures sur bois et sur cuivre et de figures géographiques de beaucoup de pays ; il était précédé d'une protestation des imprimeurs, papetiers et libraires contre l'édit de 1635 qui frappait d'un impôt " les cuirs, les bières, le pied fourché, le poisson de mer et le papier " ; et au verso du frontispice on lisait une dédicace adressée aux Gryphes, qui sont à Lyon ce que les Elzévirs sont à Amsterdam. De tout cela, il résultait un exemplaire illustre, presque aussi rare que l'Apostol de Moscou.

Ce livre était beau ; c'est pourquoi René-Jean le regardait, trop peut-être. Le volume était précisément ouvert à une grande estampe représentant saint Barthélemy portant sa peau sur son bras. Cette estampe se voyait d'en bas. Quand toutes les mûres furent mangées, René-Jean la considéra avec un regard d'amour terrible, et Georgette, dont l'oeil suivait la direction des yeux de son frère, aperçut l'estampe et dit : - Gimage.

Ce mot sembla déterminer René-Jean. Alors, à la grande stupeur de Gros-Alain, il fit une chose extraordinaire.

Une grosse chaise de chêne était dans un angle de la bibliothèque ; René-Jean marcha à cette chaise, la saisit et la traîna à lui tout seul jusqu'au pupitre. Puis, quand la chaise toucha le pupitre, il monta dessus et posa ses deux poings sur le livre.

Parvenu à ce sommet, il sentit le besoin d'être magnifique ; il prit la " gimage " par le coin d'en haut et la déchira soigneusement ; cette déchirure de saint Barthélemy se fit de travers, mais ce ne fut pas la faute de René-Jean ; il laissa dans le livre tout le côté gauche avec un oeil et un peu de l'auréole du vieil évangéliste apocryphe, et offrit à Georgette l'autre moitié du saint et toute sa peau. Georgette reçut le saint et dit :

- Momomme.

- Et moi ! cria Gros-Alain.

Il en est de la première page arrachée comme du premier sang versé. Cela décide le carnage.

René-Jean tourna le feuillet ; derrière le saint il y avait le commentateur, Pantoenus ; René-Jean décerna Pantoenus à Gros-Alain.

Cependant Georgette déchira son grand morceau en deux petits, puis les deux petits en quatre, si bien que l'histoire pourrait dire que saint Barthélemy, après avoir été écorché en Arménie, fut écartelé en Bretagne.

 

VI

L'écartèlement terminé, Georgette tendit la main à René-Jean et dit :

- Encore !

Après le saint et le commentateur venaient, portraits rébarbatifs, les glossateurs. Le premier en date était Gavantus ; René-Jean l'arracha et mit dans la main de Georgette Gavantus.

Tous les glossateurs de saint Barthélemy y passèrent.

Donner est une supériorité. René-Jean ne se réserva rien. Gros-Alain et Georgette le contemplaient ; cela lui suffisait ; il se contenta de l'admiration de son public.

René-Jean, inépuisable et magnanime, offrit à Gros-Alain Fabricio Pignatelli et à Georgette le père Stilting ; il offrit à Gros-Alain Alphonse Tostat et à Georgette Cornelius a Lapide ; Gros-Alain eut Henri Hammond, et Georgette eut le père Roberti, augmenté d'une vue de la ville de Douai, où il naquit en 1619. Gros-Alain reçut la protestation des papetiers et Georgette obtint la dédicace aux Gryphes. Il y avait aussi des cartes. René-Jean les distribua. Il donna l'Ethiopie à Gros-Alain et la Lycaonie à Georgette. Cela fait, il jeta le livre à terre.

Ce fut un moment effrayant. Gros-Alain et Georgette virent, avec une extase mêlée d'épouvante, René-Jean froncer ses sourcils, roidir ses jarrets, crisper ses poings et pousser hors du lutrin l'in-quarto massif. Un bouquin majestueux qui perd contenance, c'est tragique. Le lourd volume désarçonné pendit un moment, hésita, se balança, puis s'écroula, et, rompu, froissé, lacéré, déboîté dans sa reliure, disloqué dans ses fermoirs, s'aplatit lamentablement sur le plancher. Heureusement il ne tomba point sur eux.

Ils furent éblouis, point écrasés. Toutes les aventures des conquérants ne finissent pas aussi bien.

Comme toutes les gloires, cela fit un grand bruit et un nuage de poussière.

Ayant terrassé le livre, René-Jean descendit de la chaise.

Il y eut un instant de silence et de terreur, la victoire a ses effrois. Les trois enfants se prirent les mains et se tinrent à distance, considérant le vaste volume démantelé.

Mais après un peu de rêverie, Gros-Alain s'approcha énergiquement et lui donna un coup de pied.

Ce fut fini. L'appétit de la destruction existe. René-Jean donna son coup de pied, Georgette donna son coup de pied, ce qui la fit tomber par terre, mais assise ; elle en profita pour se jeter sur Saint-Barthélemy ; tout prestige disparut ; René-Jean se précipita, Gros-Alain se rua, et joyeux, éperdus, triomphants, impitoyables, déchirant les estampes, balafrant les feuillets, arrachant les signets, égratignant la reliure, décollant le cuir doré, déclouant les clous des coins d'argent, cassant le parchemin, déchiquetant le texte auguste, travaillant des pieds, des mains, des ongles, des dents, roses, riants, féroces, les trois anges de proie s'abattirent sur l'évangéliste sans défense.

Ils anéantirent l'Arménie, la Judée, le Bénévent où sont les reliques du saint, Nathanaël, qui est peut-être le même que Barthélemy, le pape Gélase, qui déclara apocryphe l'évangile Barthélemy-Nathanaël, toutes les figures, toutes les cartes, et l'exécution inexorable du vieux livre les absorba tellement qu'une souris passa sans qu'ils y prissent garde.

Ce fut une extermination.

Tailler en pièces l'histoire, la légende, la science, les miracles vrais ou faux, le latin d'église, les superstitions, les fanatismes, les mystères, déchirer toute une religion du haut en bas, c'est un travail pour trois géants, et même pour trois enfants ; les heures s'écoulèrent dans ce labeur, mais ils en vinrent à bout ; rien ne resta de Saint-Barthélemy.

Quand ce fut fini, quand la dernière page fut détachée, quand la dernière estampe fut par terre, quand il ne resta plus du livre que des tronçons de texte et d'images dans un squelette de reliure, René-Jean se dressa debout, regarda le plancher jonché de toutes ces feuilles éparses, et battit des mains.

Gros-Alain battit des mains.

Georgette prit à terre une de ces feuilles, se leva, s'appuya contre la fenêtre qui lui venait au menton et se mit à déchiqueter par la croisée la grande page en petits morceaux.

Ce que voyant, René-Jean et Gros-Alain en firent autant. Ils ramassèrent et déchirèrent, ramassèrent encore et déchirèrent encore, par la croisée comme Georgette ; et, page à page, émietté par ces petits doigts acharnés, presque tout l'antique livre s'envola dans le vent. Georgette, pensive, regarda ces essaims de petits papiers blancs se disperser à tous les souffles de l'air, et dit :

- Papillons.

Et le massacre se termina par un évanouissement dans l'azur.