VIII

Je vis, je meurs : je me brule et me noye.
J'ay chaut estreme en endurant froidure :
La vie m'est et trop molle et trop dure.
J'ay grans ennuis entremeslez de joye :

Tout à un coup je ris et je larmoye,
Et en plaisir maint grief tourment j'endure :
Mon bien s'en va, et à jamais il dure :
Tout en un coup je seiche et je verdoye.

Ainsi Amour inconstamment me meine :
Et quand je pense avoir plus de douleur,
Sans y penser je me treuve hors de peine.

Puis quand je croy ma joye estre certeine,
Et estre au haut de mon desiré heur,
Il me remet en mon premier malheur.

 

8

Je vis, je meurs  ; je brûle et je me noie ;
j'ai très chaud tout en souffrant du froid ;
la vie m'est et trop douce et trop dure ;
j'ai de grands chagrins entremêlés de joie.

Je ris et je pleure au même moment,
et dans mon plaisir je souffre maintes graves tortures ;
mon bonheur s'en va, et pour toujours il dure ;
du même mouvement je sèche et je verdoie.

Ainsi Amour me mène de manière erratique ;
et quand je pense être au comble de la souffrance,
soudain je me trouve hors de peine.

puis quand je crois que ma joie est assurée
et que je suis au plus haut du bonheur auquel j'aspire,
il me remet en mon malheur précédent.

 

Ce poème est le second de la page 115 des Oeuvres de 1555.

Versification
  • abba-abba-cdc-cdd
  • Décasyllabes
  • Rimes masculines : d
  • Rimes riches : b
Le sonnet développe des antithèses pétrarquistes traditionnelles. Cependant Louise Labé les place le long de l'axe du temps, en une alternance paroxystique, en particulier dans les tercets, alors que Pétrarque les fait coexister dans le même instant. Par ailleurs, le texte de Louise offre une grande variété en ce qui concerne les modes d'articulation : la parataxe (« Je vis, je meurs », vers 1), la coordination (« je me brule et me noye », vers 1, le « et » pouvant exprimer aussi bien la succession que la simultanéité), le gérondif (« J'ay chaut estreme en endurant froidure », vers 2), et la subordination (« quand je pense avoir plus de douleur,/Sans y penser je me treuve hors de peine. », vers 10-11).

Sur le plan des sonorités, notez par exemple les allitérations en [m] du vers 9 (« Amour inconstamment me mène »), et le fait que le premier hémistiche rime avec le dernier vers (circularité).

La structure très travaillée de ce texte, à tous les niveaux, impose l'idée d'un ordre dans le désordre, peut-être d'une harmonie au sein du chaos de la passion (l'écriture ?).

Vers 3 : « Vie » compte pour deux syllabes.

Vers 6 : « Grief » compte pour une seule syllabe.

Vers 6 : Nous avons également rencontré la traduction suivante (qui nous a peu convaincus) : J'endure plusieurs tortures douloureuses qui prennent la forme d'un plaisir.

Vers 11 : Le « h » de « hors » n'est pas « aspiré ». Il faut lire « treuve (h)ors » en deux syllabes.

Vers 13 : « On ne peut disconvenir que dans ce sonnet si beau, mon désiré heur pour bonheur ne soit bien dur et heurté. Louïse a beau faire, elle se ressent un peu de son maître lyonnais, Maurice Scève, le plus obscur et le plus âpre des rimeurs de son temps. » (Sainte-Beuve)

Vers 14 : Le jeu des antithèses atteint son paroxysme dans la rime finale « heur/malheur ».