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C’est une partition.
Sur les pages blanches, à peu près de la taille de celles qu’utilisent les trompettistes de fanfare, coincées dans une sorte de pince sur le dessus du tube de leur instrument, s’étagent les degrés d’une musique inconnue, d’harmonies jamais entendues. Le manuscrit a été trouvé dans la malle d'un grenier hongrois. Il est intact, du moins en ce qui concerne son extension. En revanche l’ordre en a été mélangé, comme un jeu de cartes battu. Cela a fait à l’époque penser à un de ces romans modernes dans lequel les pages ni brochées ni collées sont livrées dans une enveloppe et dont le lecteur est libre de reconstituer l’histoire dans l’ordre qu’il souhaite, ou qu’il peut.
Mais revenons à la musique. En l’absence d’ordre, ce morceau court est à jamais perdu. Et il ne sera jamais entendu de qui que ce soit. Vingt-quatre fragments, si l’on calcule avec exactitude, cela représente à peine moins de six cent vingt mille quatre cent cinquante millions de milliards de possibilités d’ordres différents, ce qui fait évidemment beaucoup. Sans compter le fait que de nombreux morceaux peuvent se lire dans un sens ou dans l’autre, car les notes, ou ce qui en tient lieu, peuvent se lire fréquemment de haut en bas ou de bas en haut. Selon le tempo adopté, la durée d’exécution du morceau varie de manière importante, entre trois et neuf minutes.
Une autre difficulté provient du fait que, bien que les papiers correspondent à ceux d’une trompette, ainsi que nous l’avons déjà dit, nous ne savons nullement quel/quels sont les instruments pour lequel est écrite la musique. Dans les fanfares de nombreux instrumentistes utilisent ce type de partitions. On ignore même si le morceau est conçu pour un instrument ou plusieurs. Ainsi les lignes peuvent se suivre ou être simultanées. Un étudiant a même émis l’hypothèse d’un boustrophédon partiel.
Plusieurs tentatives de reconstitutions ont été tentées par diverses personnes, des musicologues pour la plupart, bien entendu. Mais aussi des musiciens professionnels, des amateurs ; voire de simples particuliers intrigués par le mystère. Les résultats à l’évidence sont très différents les uns des autres. Les deux extrêmes dans ce domaine sont représentés par le travail d’un musicologue de Vancouver, qui évoque un des passages lents du Requiem de Ligeti, et celui d'un amateur anversois qui a imaginé trois minutes d’une musique proche d’une chanson de noce tahitienne.
Entre ces deux bizarreries, on trouve plusieurs blues, une valse viennoise, une chanson de pluie séminole, une aria de Verdi, un motet, des solos de Charlie Parker ou d’Eric Clapton. Quelqu’un a eu l’idée de rassembler les différentes versions en un seul CD. Finalement il en est résulté la création d’une collection qui en est à son dix-septième numéro.
Et tout cela encore, en imaginant qu’il ne s’agisse que d’un seul morceau. Si l’on fait une fois de plus référence à la coutume des trompettistes, eh bien, chaque feuille correspond à un ou deux morceaux. Dès lors on peut très bien concevoir que nous ne sommes pas en présence d’une pièce, mais de plusieurs, en nombre indéterminé, entre deux et vingt-quatre.