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Cannes, le 28 juillet 2003

Chère Marion,

 

quand nous avons mis au point notre projet à Lurs il y a bientôt deux ans, j’ai sans doute oublié de te dire quelque chose : j’écris, oui, mais lentement, ou plutôt, j’ai besoin de beaucoup de temps pour le faire. Deux ans, c’était bien ce qu’il me fallait.

Quelques mots maintenant sur la manière dont j’ai travaillé. Je ne suis pas parti du sens du texte, sauf pour un fragment, et aussi çà et là. Si j’avais fait cela, je n’aurais pas respecté notre contrat puisque ta calligraphie aurait fini par être perçue comme une illustration ce qui, je crois, n’est pas le cas en l’état actuel.

Je suis au contraire parti de l’idée de fragment, du morcellement de ta calligraphie. Et j’ai écrit vingt-quatre fragments comme il y a vingt-quatre morceaux de papier dans ton travail. De plus l’idée de morcellement est central dans chacun de mes fragments. Certains décrivent, essaient d’interpréter les tiens. D’autres, la plupart, racontent des choses qui n’ont rien à voir, mais l’idée de morcellement y est toujours centrale : une fille se remaquille petit bout par petit bout dans un miroir pas du tout prévu pour ça ; un scribe recopie un texte dans lequel Thomas d’Aquin reconstitue l’unité du monde, mais il tombe lui-même en pièces ; un pays est divisé à propos de sa propre division,…

L’ensemble, bien que lacunaire, est structuré. Il y a vingt-quatre fragments ; trois ne sont pas de ma main ; l’un des vingt et un autres est constitué à son tour de fragments (des aphorismes) et éclaté sur l’ensemble de l’étendue du texte. Le vingt-quatrième est ailleurs, mais si je le prends et que je le remets à sa(?) place, il va manquer là où il est, et ça ne fera toujours que vingt-trois.

Derrière tout cela il y a toujours la même idée : le monde est en morceaux et nous essayons sans cesse et en vain de le construire. C’est au prix d’un foisonnement infini, mais un monde unifié serait vide.

J’ai essayé de rendre à travers cette écriture la difficulté/l’impossibilité de lire ton travail, que j’aime beaucoup par ailleurs, je ne sais pas si je te l’ai suffisamment dit. Ta calligraphie rend les lettres extrêmement lumineuses et la composition de l’ensemble brouille les cartes dans un mystère seulement traversé de quelques lueurs.

 

Bises

Michel