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Les monts Knockmealdown. Ridicule. Il doit bien y avoir, caché derrière ce nom, un mot gaélique, quelque chose qui ait à voir avec Cú Chulainn, et dont les Anglais nous auront privés encore une fois quand ils ont empuanti nos cartes de leur langue de bois. Ils aiment nous couper en deux. In Connaught or in Hell, comme si ça faisait une différence. Ceux qui partent séparés de ceux qui partent.

Ils montent directement à flanc de montagne. Nous ne les voyons pas de si loin, mais nous devinons leur mouvement. L’air est froid, calme, immobile, transparent, et si les couleurs de leurs vêtements se confondent avec le brun de la terre, le bleu du ciel et le vert des sapins, nous connaissons leur pas pressé et souple, leur buste courbé, leurs mains rougies accrochées aux bretelles des sacs ou à la courroie des fusils. C’étaient les nôtres, ç’a été les nôtres pendant dix ans ; ce sont toujours les nôtres. Liam marche devant, cela n'a jamais été son genre de se protéger au milieu ou de rester en arrière en cas d’embuscade. De toute façon, dit-il souvent, les embuscades, c’est la seule chose qui vous prend tout entier.

Nous étions ensemble encore hier, il y a quelques mois. Puis Michael est revenu avec un pays en deux morceaux, et nous avons éclaté en mille groupes d’ennemis irréductibles. Liam, toujours à l’avant. J’arrache calmement le fusil à lunette des mains du tireur d’élite, pose les coudes sur le sommet du talus, mets l’œil à la minuscule fenêtre ronde et durant quelques secondes toutes les forêts d’Irlande dansent devant mes yeux. Puis je retrouve le détachement, ils filent à grandes enjambées, j’accroche le gars de tête, il est de dos, et même sans pouvoir identifier sa démarche dégingandée ou l’épaule droite plus basse je sais que c’est lui. Le recul envoie mon œil à la pointe des sapins ; mes hommes me disent qu’il est tombé, le gars de devant. Ils ne l’ont pas vu, mais seulement le désordre et la rupture du mouvement dans la colonne tout entière.

Maintenant il est à terre devant nous. Je sais qu’il va mourir, et il le sait aussi. Il a dit son nom et son grade parce qu’il ne veut pas que des recrues imbéciles s'imaginent avoir capturé Eamon, le bruit commençait à en courir.

L’autre ballet des fusils, quand on les joint, qu’on les attache avec des manteaux et qu’on y charge un corps. Je lui tiens la main et il la serre tout au long de la descente, mais il ne prononce pas mon nom, ni mon prénom, un soldat capturé ne donne que les siens. Il n’y a pas d’ambulance au bas de la pente, nous le chargeons dans ma voiture. Il va mourir près de son ami, dans la voiture de son ami.